jeudi 25 février 2010

MARIE MOREL A LA HALLE SAINT PIERRE (4)




" Marie Morel est un des plus grands peintres vivants. J’ai beaucoup appris d’elle. J’ai travaillé avec elle sur un grand tableau de six mètres qui fut intitulé « Louise Michel ». Matisse se posait la question : Comment faire pour qu’il n’y ait pas un déséquilibre entre les points faibles de la toile et les points forts, entre des régions puissantes et des fonds vides, entre ce qui s’élève et ce qui s’efface, soudain rejeté dans l’ombre de ce qui s’élève ? Pour que quelque chose surgisse avec densité, ne faut-il pas que quelque chose, à côté, nécessairement s’affaiblisse ? La réponse de Marie Morel est la saturation de tous les points sur la surface dans une marqueterie de scènes intenses... Mais Marie Morel a poussé le problème que se posait Matisse plus loin encore : elle a ajouté au problème du déséquilibre des points faibles et des points forts sur la surface de la peinture le problème du déséquilibre des trois points de vue dans l’espace que la vision de la peinture requiert. Freud disait : il y a deux positions, fort et da. Ailleurs ou là. Absent ou présent. Mort ou vivant. L’art est tout entier dans ce jeu terrible qui joue entre le perdu et l’apparaissant. Mais Humboldt disait : il y a trois positions dans l’espace : hier, da, dort. Ici, là, loin. De ces trois positions dans l’espace dérivent les trois personnes dans la langue : je, tu, il. Par exemple en peinture Je, c’est le nez sur la toile lorsqu’on peint. Tu, le visage ou le buste à mi distance quand on regarde. Il, le corps inconnu qui pousse la porte et aperçoit de très loin la toile.
J’évoque le mouvement incessant du peintre dans l’atelier cherchant l’impossible encablure, l’introuvable vol d’oiseau, l’inexistante « bonne distance » vis-à-vis du chevalet qui supporte la peinture.
Marie Morel associe les trois personnes aux trois positions.
De tout près c’est je, c’est hier, c’est ici. C’est pour ainsi dire le monde interne. C’est le labyrinthe où la mosaïque incruste ses scènes et inscrit ses noms. C’est le livre ; Ici, on peut lire les phrases écrites. Ici, on peut entrer à l’intérieur du cadre de chaque saynète.
A mi distance c’est tu, c’est da, c’est là, en face. C’est l’ensemble des couleurs, l’équilibre des formes. C’est le tout se donnant d’assez près pour saisir l’ensemble et percevoir la nature de son contenu (mais plus assez près pour subir l’ascendant de chaque scène sexuelle, plus assez près pour pouvoir lire les mots qui entourent les figures qu’immobilise le désir au sein de chaque petit encadrement de branches mortes).
De loin, c’est il, c’est dort, c’est là-bas, surgissant dans le loin, à partir du loin. Ce sont les grands monochromes abstraits que j’admire tant, c’est la futaie, architecture où l’image se cache, prédateur à l’aguet, autre inconnaissable sur le point de bondir.
Voilà la triple avancée qui me subjugue à chaque fois dans les peintures de Marie Morel.
J’appelle « peintures de Marie Morel » tous les grands formats dès l’instant où ils sont exposés dans l’espace qui est nécessaire aux trois visions. (...)"

Pascal QUIGNARD


Extrait du texte, livre–catalogue Marie Morel


2009

http://lesgrigrisdesophie.blogspot.com/2010/02/marie-morel-la-halle-saint-pierre-3.html



1 commentaire:

  1. Magnifique blog, permet de belles découvertes
    je suis fan du travail de Marie Morel

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