" Le croirez-vous, mais la première fois que j’ai mis les pieds à Venise, je n’ai eu aucun plaisir ! C’était il y a dix ans. J’avais voyagé par le train de nuit et Danielle (des Merveilles) était venue me chercher au petit matin à la gare Santa Lucia. Il faisait beau et chaud, comme d’anciennes photos peuvent l’attester, et si beau d’ailleurs qu’on ne pourra guère expliquer ma déception, comme celle de Balzac, par cette « pluie torrentielle » qui avait accueilli le grand écrivain et qui lui faisait dire qu’elle était « peu agréable pour un Parisien qui jouit, les deux tiers de l’année, de cette mante de brouillards et de cette tunique de pluie ». Mon sort, je dois en convenir, aura été tout autre : les lauriers étaient en fleurs, le ciel était d’un bleu limpide et le clapotis de l’eau absolument délicieux… Bref, tout aurait pu aller pour le mieux dans le meilleur des monde possibles si, partout autour de moi, des milliers de touristes, dont je devais grossir à mon tour les rangs déjà bien épais comme ça, ne s’étaient pas donné le mot. Je n’avais pas l’impression d’être sur le Grand Canal, mais à la foire du Trône, un samedi après-midi, dans un train fantôme, au milieu de gens qui ne parlaient que français, anglais, espagnol, allemand, que sais-je encore ? Partout où j’allais, c’était la même chose, si bien qu’à l’issue de cette première journée à Venise, je regrettais de n’être pas à Rome, une ville pourtant cosmopolite, mais dont les limites, largement plus étendues, ont pour effet rendre moins visible la présence des voyageurs.
Il a fallu trois jours à Balzac pour qu’il change complètement d’avis sur « la belle Venise » et pour que le retour du beau temps lui offre le plaisir de contempler « le plus beau ciel d’Italie ». Tout compte fait, c’est à peu près ce qu’il m’a fallu, à moi aussi, pour m’acclimater à cette ruche de touristes qui bourdonnaient dans tous les sens. Trois jours pendant lesquels, au milieu d’un vaporetto bondé, ou d’une gelateria prise d’assaut, je n’arrêtais pas de me répéter en moi-même : « quel endroit cauchemar- desque » ! Certes, j’avais conscience des innombrables merveilles qui se déployaient sous mon regard – Ca’ d’Oro, le Palazzo Dario, la Salute – et qui flottaient sur l’eau comme de délicates meringues, mais j’étais comme assommé par la foule compacte avec laquelle je devais en partager la jouissance.
Quand on est à Venise, on a spontanément tendance à mépriser les gens autour de nous, mais nous avons tort, car s’il est vrai que, comme le disait Sartre, « l’enfer c’est les autres », force est de reconnaître alors qu’on est toujours l’enfer d’un autre. Venise inflige une blessure terrible à l'égotisme esthète, à tous ceux qui pensent qu’ils seront les seuls au monde à venir se recueillir sur la tombe de Monteverdi ou à prendre un billet d’entrée pour percer le mystère de La Tempête, le chef-d’œuvre de Giorgione.
Commençons par admettre que nous sommes excessivement nombreux à partager ces propriétés. Mieux, voyons dans le voyage à Venise quelque chose qui nous relie aux autres, un élément de la « commune humanité » dont parlait Montaigne. Je ne fais pas partie de la race des esthètes, de ceux qui fondent leur plaisir sur la détestation des valeurs communes... ceux-là doivent être bien malheureux à Venise, où vingt-deux millions d’êtres humains – et bientôt plus, si on compte les Chinois qui vont voyager de plus en plus – viennent chaque année admirer la Sérénissime. Maintenant, quand je retourne à Venise, le monde ne me gêne plus du tout. J’y suis totalement habitué, comme la foule dans le métro aux heures de pointe. Mais je voudrais aussi conclure ce billet sur une note positive : le monde n’est pas à Venise une fatalité. Danielle, qui m’a tout appris sur cette ville, m’a entraîné dans des endroits insolites et secrets comme ceux qu’AnnaLivia, dans ses Carnets vénitiens, a à cœur de nous faire découvrir. J’ai ainsi pu m’arrêter dans des jardins déserts et m’allonger sur des bancs sans gêner quiconque, traverser des campi qui ne semblaient habités que par des chats indolents. Même les églises, qui sont plus belles que partout ailleurs, restent paradoxalement assez peu visitées par les touristes, qui foncent plutôt tête baissée à San Marco, alors que chacune d’entre elles recèle pourtant un Bellini, un Titien, un Véronèse, un Tintoret, un Tiepolo, etc., quand ce ne sont pas deux ou plusieurs. Et parfois, la puissance ensorcelante d’un tableau est tellement forte qu’elle renferme une charge neutralisante. À l’Accademia, par exemple, j’étais tellement hypnotisé devant le cycle de Sainte Ursule, les Madone de Bellini ou la monumentale Présentation de la Vierge au temple du Titien, que je ne voyais plus les gens qui se pressaient par milliers autour de moi pour en admirer les contours si délicats.
Je dois vous faire aussi une petite confidence : si je pouvais facilement savoir ce qui me plaisait dans la peinture vénitienne (laquelle est à quatre-vingt quinze pour cent religieuse jusqu’au XVIe siècle), je dois reconnaître qu’à l’époque, je ne comprenais pas grand-chose aux scènes sacrées qui s’engageaient sous mes yeux et que cela me frustrait énormément d’être dépossédé des instruments qui en facilitent l’intelligibilité. Je me suis alors juré de revenir à Venise admirer tous ces chefs-d’œuvre qu’après avoir progressé dans l’iconographie religieuse et la connaissance des saints et, effectivement, ce n’est qu’après avoir lu La Légende dorée (et m’en être délecté) que, trois ans plus tard, je suis revenu à Venise pour un second séjour qui, fort heureusement, ne fut pas le dernier. Affaire à suivre… "
Publié par Georg Friedrich
http://italiansbetter2.blogspot.com/2010/11/ma-premiere-fois-venise.html
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Joli récit :)
RépondreSupprimerTrès joli Blog : ce Georg-Friedrich, outre un prénom avenant a une très jolie plume.
RépondreSupprimerJe vais le référencer dans mon blog.