Laurent Danchin, Commissaire de l’exposition " MARCEL STORR BÂTISSEUR VISIONNAIRE "
parle de MARCEL STORR :
" On ne sait presque rien de lui. Il est mort il y a plus de trente ans et son oeuvre, clandestine, découverte par hasard par un couple d’amateurs d’art en 1971, n’a presque jamais été montrée.
Pourtant Marcel Storr, simple balayeur au bois de Boulogne – ou « cantonnier d’empierrement saisonnier » des parcs et jardins de la Ville de Paris, selon son statut officiel – était un dessinateur de génie. Tout au long de son existence, il a poursuivi avec obstination la construction d’un univers parallèle au sein duquel il prenait chaque soir sa revanche contre sa condition ingrate et la misère de ses origines.
Enfant abandonné, placé par l’Assistance Publique dans des fermes où il était battu, Storr, devenu sourd, condamné à l’illettrisme, a toujours aimé dessiner, et l’expérience amère de la vie a renforcé en lui le besoin d’accéder, par la voie symbolique, à un univers supérieur qui lui était refusé. Son œuvre, jardin secret d’un autodidacte visionnaire, obsessionnellement inspiré, est un cas spectaculaire de résilience du don créateur malgré tous les obstacles et les vicissitudes d’un destin contrarié.
Des églises, des tours, des villes tentaculaires…
Il n’existe qu’une soixantaine de dessins de Marcel Storr, s’échelonnant des années 1930 à 1975, et représentant exclusivement des architectures imaginaires. Tous figurent dans cette exposition.
Parfois de très grandes dimensions et de plus en plus complexes au fil du temps, ces dessins sont coloriés au crayon ou aquarellés à l’encre, et extrêmement fouillés dans la période finale, celle des chefs d’œuvre des dix dernières années. Développant au départ un thème purement religieux, donc plutôt tournés vers le passé du temps des basiliques et des cathédrales, ils s’orientent brusquement vers un futur de science fiction à partir de l’année 1965. C’est, par coïncidence, l’époque où apparaissent les premières tours de la Défense que Storr, quotidiennement, pouvait voir émerger de la cime des arbres sur son lieu de travail.
Du premier au dernier, tous ces dessins manifestent une unique tendance : l’obsession de construire, d’inventer du jamais vu et de défier la pesanteur en s’élevant toujours plus haut vers le ciel. « Des tours, il faut des tours ! », répétait Storr en guise d’explication, convaincu que le président des Etats-Unis viendrait en personne le consulter pour reconstruire Paris après une catastrophe nucléaire inévitable.
Plus proche de l’art brut que de l’art naïf, auquel ses premiers balbutiements peuvent faire penser, l’œuvre clandestine de Marcel Storr est à coup sûr une découverte majeure de l’art populaire contemporain."
Art brut ou art populaire ?
" Devant les œuvres de Marcel Storr, créateur autodidacte, clandestin, inventeur d’un monde parallèle au style incomparable, il est difficile de ne pas évoquer l’art brut de Jean Dubuffet, mais un art brut du plus haut niveau et d’inspiration postmoderne, donc fortement contemporain.
On peut évoquer aussi, si l’on préfère, une forme puissamment inspirée d’art populaire de l’époque actuelle. Car l’art visionnaire de Marcel Storr, malgré sa forme d’habileté et sa complexité particulière, n’appartient pas, à l’évidence, au registre savant. Storr, au sens académique, ne sait pas dessiner et sa maladresse, quand elle est visible, n’est pas délibérée. De même, n’ayant reçu aucune formation, il maîtrise mal les lois de la perspective, ce qui le conduit à une sorte de cubisme involontaire, comme dans la série des églises où le rabattement des plans, pour donner à voir l’architecture sous tous ses angles, évoque davantage les procédés du dessin d’enfant.
S’il faut absolument trouver à cet outsider des points de comparaison, c’est aux tours de Watts de Simon Rodia à Los Angeles, ou au Palais Idéal du facteur Cheval qu’il faudrait esthétiquement l’apparenter. Et pour sa découverte tardive aux cas spectaculaires que sont, aux Etats-Unis, l’univers ferroviaire de Martin Ramirez, la saga d’Henry Darger ou les architectures symboliques d’Achilles Rizzoli."
Liliane et Bertrand Kempf ont connu l'artiste . Ils sont en possession de la totalité des oeuvres de Marcel Storr.
Liliane raconte sa rencontre avec Marcel Storr en 1971, c'est un témoignage très émouvant :
« Ses yeux, ses yeux noirs, fixes, perçants, parfois méchants, jamais adoucis par un sourire intérieur.
Lorsque j’évoque son souvenir, c’est la première image qui me vient à l’esprit. Bien sûr, avec le recul et le peu que nous savons de lui, je comprends pourquoi ce regard m’avait frappé dès la première minute de notre rencontre : à l’affût, lucide et triste, il regardait les choses, les gens autour de lui mais au-delà il construisait « son » monde. (…)
Je pense avoir été la seule personne à avoir un tant soit peu communiqué avec lui. Il ne voulait montrer
ses dessins à personne, qui une fois terminés, ne l’intéressaient plus du tout, ils nous les avait confiés et
n’a jamais voulu les revoir !
C’est par le plus grand des hasards que je l’ai connu. En 1971, j’étais présidente des parents d’élèves dans une école primaire du quartier. Un soir de septembre, en rendant les clés de la salle de classe où avait eu lieu la réunion, la concierge me demande instamment d’entrer dans sa loge ; « J’ai quelque chose à vous montrer, les dessins de mon mari ». J’avoue ne pas avoir été enthousiasmée par l’idée, en plus à cette heure tardive, mais comment refuser ? Elle me conduit vers une grande table, pousse le bocal des poissons rouges, la cage du perroquet, chasse le chat, soulève la toile cirée. Deux blocs de papier à dessin, un grand et un petit...
Je tourne les pages, choc, émotion, émerveillement, je lui dis mon admiration ! « Il faut que je voie
votre mari ». « Vous n’y pensez pas, il ne veut montrer ça à personne, il serait furieux s’il savait que vous l’avez vu ». (…)
Deux ou trois semaines plus tard, je me retrouve dans la loge, ce moment est resté gravé dans ma
mémoire : un type raide, figé dans un mutisme opaque, hostile à tout dialogue, un bloc de refus. J’avais
beau insister : « mais je vous assure que c’est magnifique, il faut que je montre vos dessins à une personne du métier, je vous emprunterai vos cahiers un seul jour », c’était « non, non et non ». À bout d’arguments,je ne sais ce qui m’est passé par la ma tête, je lui dis « et si je vous laisse ma carte d’identité, accepterez-vous de me faire confiance ? ». Il me regarde alors intensément, me voit enfin, et : « Oui ». Voilà, notre aventure a commencé à ce moment précis, dans cette loge, debout comme des statues. (…) »
" Marcel Storr travaillait en deux temps, dessinant d’abord, puis coloriant ensuite, parfois à mesure, sa composition. C’est sans doute pour cette raison qu’il lui arrive de signer plusieurs fois. A la fin il passait, sauf sur le ciel, un vernis qu’il égalisait au fer chaud. Chaque dessin pouvait lui prendre de deux à quatre mois, parfois davantage, et certaines oeuvres ont été reprises à différentes périodes ou sont restées inachevées. Toutes ne sont pas datées et parfois celles qui le sont comportent aussi un nombre dont nous n’avons pas retrouvé la clef."
* Et s'il est un texte à lire dans sa totalité c'est celui de Laurent Danchin :
" Les basiliques et cités paranoïaques de Marcel Storr " (1911-1976) : la revanche d’un imaginaire clandestin, in Le dessin à l’ère des nouveaux médias, Paris, lelivredart, 2009.
http://www.mycelium-fr.com/#/mycelium/3585493
http://www.mairie20.paris.fr/mairie20/jsp/site/Portal.jsp?document_id=19106&portlet_id=656
* MARCEL STORR sur Les Grigris de Sophie :
* Les photos présentées ici sont la propriété de Liliane et Bertrand Kempf
* Prolongation exceptionnelle jusqu'au 31 mars 2012 !
Merci, Sophie, de nous faire découvrir cet artiste extraordinaire et attachant, comme le furent la plupart des "auteurs" d'art brut.
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