Pour accompagner les photos d’Apolline aujourd'hui ce texte de Céline
Moine, historienne de l’art ...
Le Monstre et la Liberté
" La
Demeure du Chaos ne constitue pas un circuit fermé mais ouvert sur
le monde, le passé, le présent et le futur. On pourrait parler à
son sujet de trou noir positif car son champ d’exploration est
d’une immense amplitude, et dans le désordre apparent, vise à la
clarté.
L’insatiable
Thierry
Ehrmann est un personnage boulimique et protéiforme. Peu étonnant
qu’il ait engendré une œuvre vorace. La Demeure du Chaos, dont il
écrit l’acte conceptuel en 1999, est pour qui y pénètre, un
monstre dévorant et insatiable. Son festin gargantuesque est
permanent, alimenté par des images obsédantes tirées de
l’actualité, par une nébuleuse de signes, chiffres, traces,
symboles alchimiques, des œuvres hybrides calcinées, taggées,
éventrées, des références au passé, au présent, au futur, des
hommages à l’art, la science, la SF, des citations ironiques,
satiriques, inspirées… un désordre fou pour un espace qui ne
cesse de déborder ses propres limites.
Une
nourriture difficile à avaler, pour reprendre une expression
courante, entre ici dans un lent processus digestif, notamment les
images issues de l’actualité. Les artistes travaillant sur place
reprennent, avec la lenteur nécessaire à l’acte de peindre, des
photographies sélectionnées par thierry Ehrmann sur Internet. Ces
images de la violence du monde, habituellement aussi vite oubliées
qu’elles sont consommées, prennent une dimension plus tangible et
durable sur les murs de la Demeure du Chaos. Pour thierry Ehrmann,
ces scènes sur-dimensionnées et dépouillées de leurs légendes
s’imposent avec d’autant plus de brutalité et de vérité.
Il
est question de violence, d’absurdité, de pouvoir, de justice et
d’injustice, de police et d’anarchie, de droit et de non-droit,
de politique, de folie, de technologie… une interrogation
perpétuelle qui fait vaciller les repères, donne le tournis…
Accusée de se repaître du scandale, la Demeure du Chaos se nourrit
plutôt du débat public, des réactions face à ce qui doit nous
scandaliser. A ce titre, le combat judiciaire engagé avec la
municipalité de Saint-Romain-au-Mont-d’Or participe intégralement
à la logique de l’œuvre, en reposant la question soulevée par
Marcel Duchamp il y a près d’un siècle : comment définir ce qui
est ou n’est pas de l’art ?
En
réponse, la vague de pétitions signées pour soutenir la Demeure du
Chaos contre la censure et l’obscurantisme (les termes sont
récurrents), est une véritable performance (au sens propre et
artistique du terme). En alimentant le débat, les signataires se
trouvent intégrés à l’œuvre, de même que les détracteurs…
vous étiez prévenus, la Demeure du Chaos est affamée !
Pour
défendre la Demeure du Chaos contre une menace de destruction, les
signataires de la pétition ravivent la mémoire des scandales et
procès suscités dans le passé par des œuvres d’avant-garde. Ils
invoquent fréquemment les polémiques violentes déclenchées par le
Palais idéal du Facteur Cheval, les Colonnes de Buren dans la cour
d’honneur du Palais Royal de Paris, “l’inutile et monstrueuse
Tour Eiffel” telle qu’on la qualifiait en 1887, alors qu’elle
était encore en travaux. Les pétitions regorgent de références
architecturales – et souvent celle du Centre Pompidou, pour lequel
les architectes Renzo Piano et Richard Rogers essuyèrent pas moins
de sept procès pendant la construction – mais aussi littéraires,
musicales, plastiques, scientifiques, populaires. On en appelle à
Jérôme Boch, Giger, Mozart, Galilée, André Gide, Antonio Gaudi,
Gustave Courbet, Francis Picabia, Pablo Picasso, Jean Dubuffet,
Léonard de Vinci, Edward Munch ou le Douanier Rousseau. Tous
créèrent des secousses dans l’histoire de l’art et de la
pensée. Chacun, à un moment, fut montré du doigt.
Si
l’on se réfère à l’étymologie latine généralement
convoquée, celui qui est montré du doigt est bien un monstre
(monstro, monstrare : montrer). Hors les normes, il est accueilli
avec méfiance et hostilité, voire mis à l’index. Au XVIème
siècle,
la mise à l’index frappait d’interdiction les livres jugés
hérétiques, d’obscénité et de sorcellerie. Aujourd’hui, des
œuvres sont encore frappées d’interdiction, parfois pour des
raisons qui laissent perplexe. Nous sommes à l’été 2008 et une
œuvre de l’artiste Martin Kippenberger représentant une
grenouille crucifiée, chope de bière et œuf à la main, a fait
scandale au musée de Bolzano, au nord de l’Italie. L’humour de
cette œuvre n’a pas déridé le président de la région du
Haut-Adige ni l’évêque de Bolzano qui jugèrent cet Autoportrait
de l’artiste, en état de crise profonde, blasphématoire, tentant
d’obtenir son retrait pur et simple de l’exposition.
L’histoire
de l’art fourmille d’exemples de censure de la sorte. L’hostilité
est d’autant plus vive si l’artiste est irrévérencieux ou s’il
travaille avec des sujets ou des matériaux impurs. Duchamp
révolutionnait pourtant le statut de l’art et du regardeur armé
d’une pissotière. Manzoni bousculait les repères du
collectionneur en proposant ses fèces comme reliques, conservées au
naturel dans des “Boites de merde” de 30 grammes l’unité,
vendues selon le cours de l’or. Les gestes iconoclastes de Duchamp
ou Manzoni, de Pinoncelli ou Ben, reprennent vie au cœur de la
Demeure du Chaos. Leurs réflexions sur l’art et la vie, l’artiste,
l’institution culturelle, le marché de l’art s’y trouvent
réactivées. Et ce, pas uniquement par le biais des œuvres et des
citations ! Outre les références artistiques et intellectuelles, la
Demeure du Chaos condense concrètement toutes ces problématiques,
suinte de ces questionnements par les implications de sa triple
identité : rappelons qu’elle est tout à la fois une habitation
privée, le siège de Groupe Serveur et d’Artprice ainsi que le
lieu de la création.
La
Demeure du Chaos est le monstre tricéphale ayant dévoré l’identité
personnelle, professionnelle et créatrice du lieu. Le mariage de
l’œuvre et de la société Artprice peut paraître contre nature :
aucune œuvre n’est à vendre à la Demeure du Chaos qui
se veut “un musée gratuit à ciel ouvert”. La Demeure échappe à
la marchandisation de l’art et abrite paradoxalement la société
leader mondial dans l’information sur le marché de l’art. Ne
pointerait-elle pas les deux faces d’une même médaille
artistique: l’expression libre et gratuite d’un côté, la
logique du marché, cotes et indices compris de l’autre ?
Les
bureaux d’Artprice et Groupe Serveur sont déconstruits au même
titre que la partie privée de la Demeure du Chaos. Les murs,
intérieurs et extérieurs, sols, plafonds, recoins, fenêtres,
miroirs, tables, chaises, etc… sont investis. L’œuvre avale
tout, ne fait pas de différence entre l’art et la vie, vibre aux
rythmes des performances, dont celles au cours desquelles thierry
Ehrmann entaille sa peau comme il éventre sa maison. Son appétit
féroce est une faim d’expériences, de rénovation et
d’intensification de la perception.
L’esprit
Dada
L’expérience
d’un art vivant était aussi le pouls de dada dont les références
hantent les murs de la Demeure du Chaos… là encore, il ne s’agit
pas simplement de citations en forme d’hommage, l’esprit dada
plane indéniablement sur l’œuvre. Tout commence par l’enceinte,
sur le chaînage marquant le passage brutal entre l’univers doré
des Saromagnots et celui, noirci et éventré, de la Demeure du
Chaos. D’emblée, l’identité multiple de la Demeure du Chaos est
annoncée à même les murs. D’abord par une œuvre de Ben,
indiquant “L’antre de la Salamandre”, suivie juste en dessous,
d’un 999 taggé, puis d’un panneau annonçant un avis de
destruction de “la Demeure du Chaos”. Sous cette triple identité,
on peut aussi lire l’adresse officielle, “Impasse de la Croix”…
Au tournant, en longeant toujours l’enceinte qui mène vers
l’entrée principale, dada s’impose d’emblée par des
inscriptions en lettres majuscules : “ART DEGENERE” et “DADA
EST GRAND ET KURT SCHWITTERS EST NOTRE PROPHETE”. Plus loin, les
références à dada résonnent comme des appels au rassemblement :
“tout est dada, dada est chaos”, “dada globe”, “dada
messe”. Après les mots, ce sont des visages peints à même les
murs qui prennent le relais. La Demeure du Chaos est une immense
galerie de portraits où se détachent quelques figures tutélaires
de dada et de l’art dit dégénéré : Otto Dix, Max Ernst, Kurt
Schwitters, Tristan Tzara.
Tzara,
un artiste révolté contre la bêtise humaine, rédigea le Manifeste
dada en 1918, au sortir de la première guerre mondiale, dont
quelques extraits trouvent une résonance particulière avec l’œuvre
de thierry Ehrmann. On lit par exemple sous la plume de Tzara :
“comment veut-on ordonner le chaos qui constitue cette infinie
informe variation : l’homme ?… Pas de pitié. Il nous reste après
le carnage l’espoir d’une humanité purifiée”. Dans sa logique
de table rase, son besoin d’indépendance et de poésie, l’auteur
du Manifeste dada en appelle à déchirer “vent furieux, le linge
des nuages et des prières” et à préparer “le grand spectacle
du désastre, l’incendie, la décomposition”.
Dada
et la Demeure du Chaos naissent d’une même rage, d’une volonté
de faire table rase, de “noyer l’apparat bourgeois dans un état
de guerre permanent”, de faire régner le désordre pour briser les
repères conventionnels. Près d’un siècle après la naissance
officiel de Dada en 1916, au cabaret Voltaire de Zurich, la Demeure
du Chaos s’inscrit certes dans un autre contexte, mais toujours
dans le rejet de la guerre, de l’horreur et du prêt à penser.
Après tout, l’esprit dada naquit d’une révolte contre la
première guerre mondiale et la Demeure du Chaos fut re-baptisée
après le choc du 11-Septembre.
Dada
ou la Demeure du Chaos, c’est le règne du désordre et de
l’incompréhension, de la provocation et de l’énergie créatrice.
A la question du “Pourquoi ?” la réponse est la même :
révolutionner le regard et les modes de pensées, sortir le
spectateur de ses acquis, créer contre l’absurdité du monde,
retrouver le terrain des émotions et de l’ivresse. A la question
du “Comment ?” les réponses se ressemblent encore : dissoudre
les limites de l’art, abolir les genres, briser les frontières
artistiques, créer un ordre nouveau dans l’incohérence apparente.
La
liberté si chère à dada se révèle par exemple dans
l’architecture décalée du Merzbau d’Hanovre de Kurt Schwitters.
Elle était un Work in progress (comme la Demeure du Chaos) sans
cesse alimenté par toutes sortes de matériaux triviaux, objets de
rebut, petits restes insignifiants, déchets ramassés dans la rue
qui déconstruisirent l’espace architectural pour construire une
œuvre totale. Lancée avec une passion maniaque dans ses Merzbilder,
Schwitters s’est fondu dans son projet, est devenu Merz comme on
devient dada. Ce n’était plus lui qui habitait l’œuvre mais
l’œuvre qui l’habitait. En 1937, il eut l’honneur d’être
exposé en contre-exemple de l’art officiel du IIIème
Reich,
avec d’autres artistes “dégénérés”. L’art moderne était
considéré comme une production bâtarde, un art de fous, impur par
essence.
Qu’on
les taxent de “fous”, les artistes dada accueillent, comme
thierry Ehrmann, l’injure avec des hourras, se faisant une gloire
de personnifier l’insensé. L’artiste se veut organe de l’inouï,
il menace l’ordre des choses quitte à provoquer chez le spectateur
une réaction de défense, pouvant se manifester par l’insulte, le
rire ou l’hystérie… Qu’un détracteur de la Demeure du Chaos
parle de “la demeure d’un illuminé”, son auteur, thierry
Ehrmann, accueille le qualificatif avec jubilation et le revendique.
Dans
un compte rendu d’une soirée dada zurichoise du 19 avril 1919, un
journaliste de la Tribune de Genève écrivait “nous estimons,
quant à nous, que la bande de désaxés et de pervertis qui se livre
à pareille singerie ne méritait même pas une mention. Si nous
publions le compte rendu ci-dessus, c’est pour montrer jusqu’où
peut aller l’aberration des ultramodernes. C’est du bolchevisme
artistique.”
L’ultramoderne
thierry Ehrmann prend la liberté d’être au bord de la folie,
orchestre une Borderline Biennial en 2007, loue la beauté convulsive
et l’amour fou appelés de ses vœux par André Breton. Alors que
je tape ces mots, au cœur de la Demeure du Chaos, je me trouve au
centre d’une étrange triangulaire : une vanité de l’artiste
Goin, peinture d’un crâne grand 10 fois comme ma tête, me fait
face. Sur le mur de droite émerge le portrait d’André Breton,
dont on connaît l’intérêt pour les maladies mentales, sur celui
de gauche le visage de Louise Bourgeois plus prompte à s’interroger
sur les maladies nerveuses. Heureusement pour moi, selon elle, l’art
est une garantie de santé mentale..."
LE SITE DE LA DEMEURE DU CHAOS
LE BLOG DE THIERRY EHRMANN
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(cliquer sur les liens)
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