dimanche 21 juillet 2013

PHILIPPE LEMAIRE ET SES COLLAGES





QUELQUES MOTS SUR MES COLLAGES ... par Philippe Lemaire



J’ai commencé à réaliser des collages en 1977, une époque où j’avais beaucoup de temps pour « bricoler » (lire, écrire, etc…) car j’étais pion. Je connaissais évidemment un peu ce qu’avaient fait des gens comme Ernst ou Prévert, mais on trouvait aussi à l’époque des collages ou des montages dans une revue comme « Lui ». Le résultat me plaisait bien, avec plein de filles dans des décors plus ou moins fantastiques. L’envie de réaliser moi-même des collages m’est venue après une visite chez une amie (Muriel). Dans sa maison de Motteville, quelques collages étaient affichés sur les murs. On voyait des visages où des séries d’yeux, découpés dans les magazines, étaient montés à l’envers. Le résultat était plutôt laid, mais assez frappant. Je me suis dit que je pourrais facilement faire mieux.

Mes premiers collages ont été réalisés sur un cahier (du genre cahier de texte) dans lequel je notais mes lectures et où j’accumulais images et articles découpés dans les journaux. Un livre-grenier, en quelque sorte, réalisé à mon seul usage. Après avoir réalisé un de mes premiers collages de cette façon, j’ai eu envie de le montrer un peu et je l’ai donc sorti du cahier. Par la suite, tous mes collages ont été réalisés à part, et au début, collés sur feuille de papier Canson. La couleur de la feuille cartonnée servait à mettre en valeur celles du collage lui-même. J’aimais aussi coller sur les images des morceaux de texte découpés dans les journaux, cela donnait des petits poèmes : « Un sourire, une mitrailleuse pour séduire » ; « Un homme découvert sous l’empreinte des montées et des descentes des femmes du désespoir »… Tout cela était tout à fait artisanal et bricolé : la colle forte utilisée gondolait le papier et laissait des traces.

Exposer mes collages n’a jamais été une préoccupation, ces images étaient réalisées avant tout pour moi-même. J’aimais (et j’aime toujours) réaliser pour mon propre émerveillement des images que personne n’a encore jamais vues. Cette activité était un de mes jardins secrets, impliqué que j’étais dans des activités beaucoup plus sérieuses consistant à changer le monde. D’ailleurs, mes amies féministes révolutionnaires se montraient parfois choquées des collages qu’elles voyaient exposés au mur de l’appartement. Tout cela n’était pas très politiquement correct. L’image de l’homme public et celles de l’homme privé ne coïncidaient pas. Je suppose que cela était mis au compte du fait que « l’homme nouveau » n’était pas encore totalement libéré de la vieille culture machiste… Je me rattrapais en faisant la promotion des « Cahiers du féminisme ».
La première exposition de mes collages a eu lieu en 1988 dans un restaurant situé près de la Porte de Gand à Lille , « Les années déclic ». L’établissement était tenu par des amis qui venaient de créer leur entreprise, le lieu était sympa… Au vernissage, un invité m’a fait remarquer qu’on voyait que j’aimais bien les femmes. J’ai remarqué, de mon côté, que les femmes appréciaient en général mieux mes collages que les hommes, qui n’y voient que l’érotisme le plus évident. Quelqu’un m’a même dit un jour (pour me taquiner) : « Faire un collage, c’est facile. Tu mets une femme nue et puis c’est tout… ». Après cette expo, une galiériste m’avait mis un petit mot en m’invitant à la contacter pour exposer. Je ne lui ai jamais répondu. Je n’avais aucune envie, ni de jouer à l’artiste, ni de vendre aucun des mes collages.
Une autre exposition a eu lieu en 1992 dans un autre endroit sympa de Lille, le magasin de disques « La boucherie moderne ». A l’époque, j’animais à la fois le fanzine et l’émission « Staccato » sur RCV. Les collages apparaissaient dans le fanzine et j’avais conçu l’expo comme une des facettes de la « Fiesta RCV », une série d’initiatives pour promouvoir la radio rock de Lille. Un jour, j’ai eu l’occasion d’y amener une de mes idoles, le poète mauvaise tête de l’underground new-yorkais qui hurlait « I belong to the blank generation » en 1977 (« j’appartiens à la génération vide »). Richard Hell était à Lille pour un mini-concert de promotion de son album « Dim Stars ». Il avait remisé sa poésie dans son sac à dos et faisait la gueule à l’attaché de presse de New Rose. Il a fait le tour de l’expo en moins d’une minute et a eu le seul mot sympa de l’heure et demie que nous avons passés ensemble : « J’aime bien ». Kill your idols ! Pour le reste, mes collages sont apparus dans quelques endroits, quelques revues (le tout, rares). Je suis particulièrement fier qu’ils apparaissent dans « L’igloo dans la dune », pour le plaisir des 31 abonnés de la revue. Par sa simplicité d’accès, la technique du collage m’est toujours apparue comme la meilleure façon possible de donner raison au propos de Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous. Non par un ». Le collage est pour moi la façon la plus immédiate, la plus évidente, d’accéder à la poésie : jouer avec les images, éparpiller les pièces du monde et les remonter à ma façon. On peut jouer avec les papiers découpés ou déchirés comme on joue avec les mots. Le plaisir est de jouer avec les images en les découpant, en les déchirant, en les combinant dans un ordre différent de l’ordre logique et qui sera pour une part le fruit du hasard, et pour une autre, celui de la recherche semi-consciente d’une image encore jamais vue dont la première qualité sera de m’étonner, d’ouvrir la porte d’un continent intérieur encore inexploré.  On peut faire ce qu’on veut avec les images comme avec les mots : ajouter, remplacer, retirer, se laisser surprendre par le rapprochement de deux images, y revenir, modifier encore. Gommer le défaut ou l’utiliser, exactement comme les peintres de Lascaux jouaient avec les aspérités des parois de la caverne pour dessiner leurs scènes fantastiques et créer de la magie.
En général, je travaille sans idée préconçue. Je cherche à éviter d’utiliser la technique du collage pré-construit, monté sur rail, qui va se développer de manière prévisible sur la base d’une idée pré-existante. (« A quoi sert-il de faire quelque chose si on connaît le résultat à l’avance ? » : O.K. Picasso). Le collage-détournement à la mode situationniste ne m’intéresse pas davantage, sauf à titre de pur amusement. La négation dadaïste a ses limites, depuis longtemps explorées. L’inversion des valeurs et de tous les termes habituellement utilisés me semble un jeu trop facile. « Mettre la révolution au service de la poésie » plutôt que « la poésie au service de la révolution » par exemple, ne permet pas de sortir d’un mode de pensée binaire, encore moins de constituer un projet acceptable. Entre les deux termes de l’alternative, je préfère le troisième. Ce que j’aime, c’est rapprocher les images et voir si elles commencent à me parler. Ensuite, on s’arrange. Collage pulsionnel donc, où deux moments sont particulièrement excitants : celui où l’idée prend forme, moment intense du « décollage du collage ». Et celui où, le collage déjà construit, il reste le plaisir de le fignoler, d’en faire une image parfaite à mes yeux. Grand moment de poésie qui parfois, me donne aussi envie d’écrire les histoires qui n’existent pas que racontent ces images. « Quand je fais des papiers déchirés, je suis heureux » (Jean Arp, moi aussi).
Au fil du temps, mes petits tableaux, directement en prise sur l’Eros, sont devenus plus complexes et mes exigences plus fortes. L’inconvénient de la démarche purement pulsionnelle était que les collage pleinement réussis à mes yeux étaient finalement peu nombreux. À force de « peaufiner » une même image, je finis par passer trop de temps dessus et finalement, l’intervention de la surprise et du hasard a tendance à se raréfier ; je tombe dans une ornière que je voulais éviter. Le fait de montrer un peu mes collages (peut-être trop peu ?) m’a fait prendre conscience du fait que s’ils me parlaient à moi d’une certaine façon, ils parlaient différemment à chacun et à chacune. J’ai été frappé de constater comme les goûts exprimés pour mes collages étaient différents d’une personne à l’autre. « C’est du spectateur et non de la vie que l’art est en fait le miroir » remarquait Oscar Wilde. Début de dialogue direct avec l’inconscient, c’est intéressant. J’adopte aujourd’hui une nouvelle approche, dans le prolongement de la précédente, qui consiste à produire quoi qu’il arrive dans les moments que je peux consacrer aux collages. Il m’arrive d’entamer plusieurs collages simultanément, de tenter des rapprochements d’images dans des espaces et des directions différentes, et c’est très productif. Chaque collage peut avancer de son côté, les résultats sont inégaux, mais ont le mérite d’être là. Un phénomène curieux se produit : un premier collage réalisé selon cette technique peut être assez banal, le suivant est plus intéressant, et le dernier est souvent le meilleur. La « mise en état poétique » apparaît alors comme un entraînement qui génère lui-même son propre approfondissement, à la manière du « dérèglement de tous les sens » dont parlait Rimbaud. Il faut « coller quand le feu est en soi » (je paraphrase Thoreau à propos de l’écriture).

Face aux modes de penser et de voir habituellement convenus, le collage est pour moi une ouverture directe sur le désordre et la complexité du monde. J’arrache des petits bouts au réel – les images, les photos sur lesquels je travaille – pour les reconstruire, constituer l’album merveilleux de ce que j’ai envie de garder du monde. Les revues et les catalogues en couleur imprimés sur papier glacé sont mes mines d’or et les pépites de papier que j’en extrais me servent à construire des clés pour ouvrir les portes de l’imaginaire. 



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