Aout 2015 ....
Et pour accompagner mes photos aujourd'hui, le très long mais passionnant entretien; de Jeanine Smolec-Rivais, réalisé le 28 mai 2012 à Sotteville-Les-Rouen.
Je vous conseille de le lire dans sa totalité car il donne de formidables informations sur l'artiste atypique qu'est François Tortosa :
Jeanine
Smolec-Rivais : François Tortosa, quand je suis entrée dans votre atelier, la première phrase que j'ai vue sur vos murs était : "La création ne vient que du cœur, des tripes, des
couilles". Ma définition, celle qui me fait parcourir des milliers de kilomètres à la rencontre des artistes, est exactement la même…
J. S-R.
: Autre définition qui semble concerner tout votre travail : vous l'avez baptisé "Art'Dêche". Comme "être
dans la dèche". Pourquoi cette définition ?
Pourquoi sortent-ils de mes carnets ? Simplement, j'ai décidé de détruire mes carnets parce que j'ai eu une expérience très déplaisante avec un éditeur. Et puis, personne ne voyait ces carnets. Parce qu'on ne peut généralement pas les montrer. Lorsqu'on les montre, on les met sous vitre, donc personne ne peut tourner les pages ! Les gens sont frustrés, et moi aussi, parce qu'on ne les voit pas.
Exceptionnelle rencontre que celle que nous
fîmes à Sotteville-Les-Rouen avec François Tortosa.
Une visite chaleureuse, sincère, des
explications nombreuses, un goûter avec
de délicieux gâteaux réalisés par Anne la femme, la muse de François.
Je ne voulais pas dans mon article évoquer les
années de prison, je ne voulais pas faire allusion au passé de François mais
est ce possible ?
Comment passer sous silence ce qui représente
presque un tiers de la vie de l’artiste ? Et qui fait qu’il est là aujourd’hui,
humble, reconnaissant, qu’il est cet homme profondément humain, généreux. Et
si finalement, son vrai talent c'était de faire oublier son passé et d'avoir
réécrit son avenir ?
Ex-truand fiché au grand banditisme, ex-taulard
à la Santé pendant 22 ans, François Tortosa est passé de l’ombre à la lumière.
La
lumière de ses tableaux colorés, des toiles où Tortosa a pétri le sable, le
papier mâché et la peinture.
L’homme est accueillant mais dans ses yeux malicieux passent parfois des nuages."J'ai en moi une plaie qui ne guérira jamais. J'ai fait mourir ma mère et mon père par mes actes. J'ai beau me noyer dans la peinture, je ne pourrai pas les faire revenir. J'ai payé, mais je ne peux effacer mon passé de truand".
L’homme est accueillant mais dans ses yeux malicieux passent parfois des nuages."J'ai en moi une plaie qui ne guérira jamais. J'ai fait mourir ma mère et mon père par mes actes. J'ai beau me noyer dans la peinture, je ne pourrai pas les faire revenir. J'ai payé, mais je ne peux effacer mon passé de truand".
François
aurait pu être instituteur …Il a fait à
une époque de sa vie de mauvais choix.
Il propose aujourd’hui des visites, des rencontres avec des écoles, des
enfants handicapés, des adolescents en difficulté, des enfants autistes.
Si le terme
n’avait pas cette connotation religieuse on pourrait sans hésiter parler de
rédemption. « J'ai transformé ma vanité de truand en orgueil d'honnête
homme ».
Lui
qui en prison ne songeait qu’à s’évader l’a fait avec la peinture dans sa
cellule isolée."La
peinture m'a sauvé. En prison, j'ai lu énormément de bouquins sur les peintres.
Puis j'ai commencé moi-même. Au début, je peignais des horreurs. Ma femme ne
voulait même pas les regarder. Puis, c'est venu. Du fond de moi",
dit-il.
Il parle de ses enthousiasmes. Pour Van Gogh, Matisse, Nicolas de Staël qu'il place au-dessus de tous. Mais il écoute aussi, pose des questions. Ce moment est un véritable moment de partages.
Il parle de ses enthousiasmes. Pour Van Gogh, Matisse, Nicolas de Staël qu'il place au-dessus de tous. Mais il écoute aussi, pose des questions. Ce moment est un véritable moment de partages.
De
cette visite on ne sort pas indemne, c’est une belle leçon de vie.
Et pour accompagner mes photos aujourd'hui, le très long mais passionnant entretien; de Jeanine Smolec-Rivais, réalisé le 28 mai 2012 à Sotteville-Les-Rouen.
Je vous conseille de le lire dans sa totalité car il donne de formidables informations sur l'artiste atypique qu'est François Tortosa :
François Tortosa : J'aurais
pu terminer cette citation, mais cela l'aurait banalisée. J'aurais pu ajouter : "Tout le reste n'est que banale technique picturale".
C'est-à-dire que, s'il n'y a pas l'émotion dans sa
création, comment la susciter chez celui qui regarde notre œuvre ?
Sans l'émotion; l'art n'est qu'une création esthétique. Pourquoi pas de
la déco ? Lorsque l'on réalise, par la connaissance
peut-être, mais surtout pas l'expérience, que le beau est relatif à
l'infini de l'humanité, un tableau est uniquement une question de
relativité dans la conception du beau. J'ai horreur du mot
"joli" : lorsque quelqu'un croyant me faire plaisir, me dit que
c'est joli, il ne sait pas qu'il vient de sacrifier un tableau.
F.T. : Il
y a eu une première définition de ma peinture. En 2007, j'ai exposé à
l'Hôpital Sainte-Anne à Paris, dans le musée Singer-Polignac.
Il fallait que je donne un titre, pour mon exposition, et je l'ai
appelée "Pitchic-Art". "Pitchic", en bas-espagnol signifie "petit".
Donc, "Art petit". Comme Di Rosa a donné à son musée le nom
d'"Art modeste", j'ai choisi "Art petit". Mais, depuis 2010, j'ai
opté pour "Art'Dêche". D'abord, parce que l'Ardèche est une région de
France que j'aime beaucoup, elle me rappelle un peu mon
Algérie natale ; et ensuite parce qu'y fleurissent des fleurs
sauvages que l'on appelle "Les Singuliers". De l'art pauvre, parce que,
pécuniairement, je ne suis pas riche. Parfois, j'ai des
difficultés à mettre de la peinture sur mes toiles. "Art pauvre", et
"Art modeste" à la fois, puisqu'ils rejoignent "Pitchic-Art".
Finalement, "Art'Dêche" pour lutter contre les appellations
contrôlées de l'Art brut, Art singulier et autre Création franche…
J. S-R.
: Nous
sommes assis devant de très nombreuses toiles. Avant de commencer
vraiment à parler de vos œuvres, je
constate que, à part un Christ qui, d'ailleurs est privé de croix,
mais est dans l'attitude de quelqu'un qui est crucifié, et qui crie, qui
est dans la souffrance, et auquel vous avez mis les
stigmates dans les mains, tous les autres sont en groupes. Il y a au
minimum deux personnes, mais en général il y en a plus. Pourquoi cette
volonté de faire des groupes ? Est-ce par instinct
grégaire ? Ou pour une autre raison ?
F.T. : Non.
Les groupes sont
très rarement pairs. Toujours impairs. Pourquoi Jésus dans cette
position ? C'est à la fois Jésus, mais c'est aussi l'enfance martyre.
Pourquoi est-il seul ? Parce que la souffrance est en chacun
d'entre nous, elle est solitaire. On ne souffre pas en groupe. On
souffre seul, même si dans le groupe d'autres souffrent. Chacun a sa
propre souffrance, sa propre douleur. C'est aussi un cri de
révolte contre une forme d'injustice face à la brutalité, à la
violence de notre société, de notre monde.
C'est un cri de révolte. Et lui, que dit-il,
en souffrant ? Il dit qu'il ne comprend pas pourquoi Dieu qui est
tout puissant et qui nous a créés, ne le sort pas de cette situation ?
C'est cette incompréhension de l'être humain, face à ce
qu'il ne peut pas nommer, qu'il ne peut pas comprendre.
C'est la raison pour laquelle je lui ai
enlevé la croix. Parce que ce dolorisme, même si je sais que les
Romains avaient crucifié les esclaves tout au long de la Via Appia, ne
me sied pas. Et cette croix non plus. C'est juste du
symbolisme.
J. S-R.
: Là où j'avais vu des groupes, vous précisez des "groupes impairs". Pourquoi ?
F.T. : Là,
c'est un peu ma formation scolaire. A mon époque, pour aller en
Sixième, il fallait passer le Concours d'entrée au collège. Moi,
comme j'étais enfant de parents pauvres, -mon père était un simple
maçon- j'étais plutôt méprisé. Et, pour entrer au collège, j'ai dû
passer le Concours de la Bourse nationale. Puis le concours
de la Bourse départementale ; de façon que la Nation et le
Département puissent payer mes études. On m'a bien expliqué que,
contrairement aux autres, aux fils de colons, par exemple, la moyenne
n'était pas 10/20, c'était 12/20 ! Je portais un numéro –et c'est le
premier que j'aie eu dans ma vie- : FT98. J'étais le seul avec trois ou
quatre Musulmans, à avoir un tablier noir. Pour
résoudre ce problème de moyenne, je me suis mis à étudier comme un
fou, et j'étais premier de la classe. "1" : chiffre impair. Et, à partir
de ce moment-là, ces chiffres se sont succédés. Le
groupe était pour moi le moyen de m'identifier. Lorsque je jouais,
je n'étais pas le cow-boy, j'étais l'Indien. Lorsque nous jouions, au
collège, les Arabes contre les Français, j'étais le
gardien de but des Arabes. Imaginez les coups de poings que j'ai
reçus et qu'il a fallu que je donne ! Une équipe de football, ce sont
onze personnes. C'est à ce moment-là que cette notion de
nombre impair est entré dans mon esprit.
J. S-R.
: Vous passez donc votre enfance en Algérie. A quelle époque êtes-vous venu en France ?
F.T. : J'avais
17ans1/2. Mon père qui était pratiquement analphabète, mais qui était
un homme merveilleux, parlait et pratiquait les Droits de
l'Homme. C'était un communiste. Avant l'école française, il m'avait
envoyé à l'école coranique pour y apprendre l'arabe. Dès l'enfance, je
parlais donc le français, l'arabe, et l'espagnol. A 17
ans ½, alors que je devais entrer à l'Ecole normale, j'ai voulu
quitter l'Algérie et venir en France. Pour cela, un seul moyen : entrer
dans l'Armée. J'ai donc signé un engagement de trois ans
pour la Marine nationale.
Cela
a été le début de mes malheurs, parce que la Marine nationale m'a fait
connaître Toulon, les mauvais quartiers de
Toulon, "Chicago". Alors que j'étais un petit paysan désargenté,
tout cela n'était pas très net dans ma tête. J'ai connu la grande ville,
j'ai rencontré les personnes plus ou moins dépravées de
ces quartiers… Lorsque j'ai quitté la Marine à vingt ans passés,
j'étais seul, évidemment. Complètement libre. Je suis allé à Marseille.
Cela peut sembler un cliché de raconter cela, mais dans un
bar, je suis tombé sur des parachutistes de la Légion étrangère. Qui
m'ont demandé si je ne voulais pas travailler pour l'Algérie ? Et bien
sûr, ce travail consistait à faire des braquages. C'est
ainsi que j'ai commencé ma carrière de gangster à Marseille. En
faisant des hold-up ! Cela n'a pas duré très longtemps : nous nous
sommes mis à notre compte, et nous nous sommes aperçus qu'il n'y
avait, en fait, aucune direction politique dans nos actions. Alors,
j'ai eu honte parce que mon père qui était communiste, m'avait appris
autre chose que le fascisme.
A ce moment-là, j'aurais très bien pu
retourner faire mes études pour être instituteur. Mais j'étais lancé
sur une mauvaise pente. C'était alors tellement facile d'entrer dans
une banque et de prendre les sous ! Moi qui n'avais
jamais eu d'argent, d'un seul coup j'avais tout ce que je voulais,
voitures, etc. J'ai continué dans le mauvais chemin.
J. S-R.
: A partir de quel moment avez-vous commencé à peindre ?
F.T. : Je
dis que nous possédons tous, tous les arts en nous. Il suffit d'un
déclencheur, une grosse peine, une grosse douleur… et soudain, on
s'aperçoit que l'on est capable de faire quelque chose. La peinture,
tous les arts, je dirai comme Nicolas de Staël : "C'est quatre-vingt quinze pour cent de travail, deux ou trois pour cent
de patience, et un ou deux pour cent de génie, mais cela tu l'ignores" !
En 1977, je suis arrêté, dans le cadre de
l'enlèvement de PDG, Bernard Mallet de la banque Mallet-Schlumberger
et Fedorov PDG également. Je suis incarcéré à la Santé. Comme il s'agit
d'affaires à la fois graves et politiques, je suis mis
en QHS –Quartier de Haute Sécurité-. Naturellement, à ce moment-là,
mon seul souci, ma seule pensée, c'est de m'évader. M'évader
physiquement, sauter les murs. Dans le quartier où je suis, je ne
peux pas le faire. Il faut que je trouve un subterfuge pour sortir
de ce quartier. Je dis donc au directeur que je veux faire de la
peinture. Il a accepté. Pour autant, je ne suis jamais sorti du
QHS ! Je crois que c'est à ce moment-là qu'a commencé ma révolution.
Une
révolution commence par une introspection. Grâce à l'aide de livres de
philosophie, la peinture m'y aidant, mon épouse,
mes enfants m'y aidant, j'en viens au bout de quelques années à me
dire que c'est moi qui suis un sale mec, que la société ne m'a rien fait
–ce qui était vrai-. Commence alors ce que l'on appelle
"le mépris de soi". Or, le mépris de soi… –et là, les livres de
Michel Foucault m'ont beaucoup aidé- me fait dire : "Attention, François, le mépris de soi est la suprême vanité. Tu t'ériges
en Dieu. Tu es ton propre juge…". Il a fallu que je fasse de
nouveau un tour complet sur moi-même, c'est-à-dire une autre révolution
pour arriver à la pacification du moi avec les autres, et
les autres avec moi. Et à l'acceptation de ma peine. Et, sortant de
mes propres schèmes de bêtise, en venir à l'intelligence. Tout ce que je
m'étais créé moi-même.
J. S-R.
: Vous commencez donc à peindre en prison. Que peignez-vous ?
F.T. : Ma
femme peut vous le dire : je peins ce que l'on appelle "des horreurs".
En très mauvais, bien sûr, on pourrait dire que je peignais du
mauvais Kokoschka ! Les horreurs qui étaient en moi ! Je commençais à
régurgiter toute ma haine, toute ma violence… Si l'on veut être gentil,
appelons cela de l'Expressionnisme !
J. S-R.
: Mais quels sujets abordiez-vous ?
F.T. : J'étais
en prison, je parlais des prisonniers. Je voyais des violeurs, je
peignais des violeurs ! Des assassins, je peignais des
assassins, etc. Je peignais les situations de cour, les bagarres…
Les disputes. Je peignais arbitrairement les matons comme des monstres,
alors qu'il y a parmi eux de braves gens.
Ma femme prenait les tableaux, et les
mettait sous le lit, tellement c'était horrible à voir !
Très progressivement, la pacification est
entrée en moi. Réellement, je me suis élevé philosophiquement. Je
suis devenu –je le suis toujours, d'ailleurs-, un rat de bibliothèque.
La peinture m'a changé. Mais il ne faut surtout pas
oublier le rôle d'Anne, c'est très important.
J. S-R.
: Mais, d'ailleurs, vous n'avez pas dit à quel moment vous vous êtes marié.
F.T. : Nous étions déjà mariés.
J. S-R.
: Vous l'avez donc épousée avant d'aller en prison ?
F.T. : Oui,
oui ! Elle n'a pas eu de chance de tomber sur moi ! Je ne la méritais
pas. Mais elle a décidé de continuer à vivre, s'occuper de
nos enfants, parce que, quand je suis parti, mon fils Paco avait
deux ans, et Thomas avait un an.
A force de peindre, j'ai commencé à être
connu, même en prison. Les médias se sont intéressés à ma peinture.
Quand j'ai changé de prison, parce que j'ai fait le tour de France des
prisons, mes toiles sortaient, elles étaient exposées à
l'extérieur.
J'ai
fini par sortir. Je n'ai plus commis de délits, mais j'ai fait
l'erreur, la bêtise, la stupidité, de renouer des
relations téléphoniques avec certaines personnes du milieu du grand
banditisme qui avaient été mes commensaux. Et en même temps de vivre une
vie familiale et artistique. En fait, j'avais le cul
entre deux chaises, et patatras, je suis tombé ! On m'a condamné de
nouveau. Ce qui m'a fait dire quelque part dans mes carnets, que je
remercie la prison, je remercie les juges qui m'ont
condamné, je remercie les flics qui m'ont arrêté… parce que j'ai
fini par me mettre du plomb dans la tête, à force de souffrir en prison,
d'être malheureux… Et de me dire que j'étais responsable
de tout ce gâchis. Parce que celui qui est en prison souffre,
certes, mais ceux qui souffrent réellement, ce sont ceux qui sont à
l'extérieur, les épouses, les enfants. Par exemple, avec mes
petits : aucun de mes enfants n'aurait pu faire l'Ecole navale s'il
en avait eu envie ; ou l'Ecole des Commissaires de Police ! C'est
injuste pour eux. D'ailleurs, la loi est mal faite, parce
que…
J. S-R.
: Les parents boivent, les enfants trinquent !
F.T. : Voilà
! Ma douleur venait de là, et non pas de ce que je souffrais en prison,
parce que je le méritais. J'avais compris qu'il avait
fallu que j'en passe par là pour devenir "autre". C'est pourquoi, à
travers les tableaux que vous voyez là, je cherche chaque fois à "être
un enfant", en fait je cherche l'innocence !
J. S-R. : Justement, tous ces
personnages qui nous entourent, ont tous la bouche ouverte, comme s'ils criaient : Que crient-ils ?
F.T. : Certains
appellent l'amour ; d'autres crient leur déception. Par exemple le
marin de "La Boudeuse". "La Boudeuse" était un bateau, une
goélette. Elle est connue de tous les marins. Mais elle ne naviguera
plus.
Par ailleurs, j'ai une grande admiration
pour le théâtre. J'en ai fait. A ma sortie, en 2000, je faisais
partie de la Compagnie de la Pie rouge. J'ai joué avec des enfants et
avec des adultes. Mes tableaux sont souvent construits comme
des scènes de théâtre. Et puis, je parlais d'innocence : ce petit
peintre qui est probablement moi, mais que j'ai rajeuni, est innocent.
Il peint des personnages qu'il a rencontrés peut-être dans
le métro ou sur quelque marché, et qui sont parfois inquiétants.
Ceux qui ferment la bouche –ils sont rares-,
sont tristes, généralement.
J. S-R.
: Je remarque aussi que tous ces groupes sont placés sur des fonds non signifiants. On peut donc dire qu'ils
sont complètement atemporels ?
F.T. : Oui.
Pour moi, le fond n'est là que pour mettre en valeur les personnages.
Ce qu'ils veulent dire ou ne pas dire. Par contre, le fond ne
doit pas être pour moi un motif de décoration. Il doit s'effacer
devant mes personnages, devant leur attitude. En fait, il a très peu
d'importance. D'ailleurs, mes fonds sont très peu
travaillés.
J. S-R.
: Mais les rares fois où le fond prend un sens, ce sont des personnages, dont beaucoup sont réduits à des
têtes, comme si, eux, étaient les spectateurs qui serait en off. Qui seraient, par exemple, en train de nous regarder ?
F.T. : Oui,
ils nous regardent. Mais, en même temps, ils sont les spectateurs de ce
théâtre. L'un des personnages est "la Montreuse de
marionnettes". Et eux, sont les spectateurs. D'où sortent-ils ? Ils
sortent de mes carnets. C'est la raison pour laquelle ces petits
personnages, souvent, n'ont pas de corps. Et ce qui prime,
pour moi, c'est la tête. L'expression de la tête. Ce qu'ils veulent
dire. Il faut qu'ils disent quelque chose avec leur tête. Même si c'est
très sommaire comme dessin
Pourquoi sortent-ils de mes carnets ? Simplement, j'ai décidé de détruire mes carnets parce que j'ai eu une expérience très déplaisante avec un éditeur. Et puis, personne ne voyait ces carnets. Parce qu'on ne peut généralement pas les montrer. Lorsqu'on les montre, on les met sous vitre, donc personne ne peut tourner les pages ! Les gens sont frustrés, et moi aussi, parce qu'on ne les voit pas.
A partir de là, je me suis dit : "Cela va
être la transhumance ! Les carnets vont sortir de la bergerie comme
les moutons. Ils vont monter sur les étoiles, et ils vont être accrochés
aux cimaises, c'est-à-dire qu'ils vont grimper en haut
de la montagne au moment de l'estive".
J. S-R.
: Mais, ce faisant, ils sont passés du noir à la couleur ?
F.T. : Oui.
Parce qu'ils prennent de l'altitude, ils ne sont plus enfermés dans un
tiroir, il faut donc qu'ils vivent. On me dit souvent que
je suis un bon coloriste, et je vais vous dire que, pour moi, les
couleurs sont primordiales. Je pense que la couleur est le sourire de
l'esprit de l'être humain. Autant la musique est la
palpitation de l'âme humaine, de l'esprit humain, autant la couleur
est importante. Et peinture et musique sont indissociables
J. S-R. : Vous
avez plusieurs
façons d'exprimer ce que vous voulez dire sur votre tableau : les
uns sont pratiquement en deux dimensions ; pour d'autres la mini
troisième dimension vient uniquement de la matière dont est
chargé votre pinceau. Pour d'autres, vous êtes carrément en trois
dimensions, soit que vous ayez, en collant comme vous l'avez dit du
coton, du papier, du jute, du bois, etc. et dans ce cas nous
sommes vraiment sur des sculptures peintes. D'autres fois, vous
ajoutez un morceau important qui peut parvenir directement d'une
trouvaille extérieure, comme un morceau de bois sur lequel vous
écrivez une phrase. Comment décidez-vous, et en fait le décidez-vous
ou cela vient-il spontanément, que vous allez réaliser une peinture en
deux, en trois dimensions, ou carrément plate ?
F.T. : Je
vais vous mettre à l'aise, je ne dessine rien du tout. C'est la
peinture qui décide pour moi. Moi, je ne suis que le servant, le
serviteur de la peinture. Je ne suis pas un savant ; je ne suis pas
un génial peintre qui décrète qu'il va faire ceci ou cela. D'abord, j'ai
peur de la toile blanche, elle me paralyse.
Généralement, je la barbouille avec des restes de peinture. D'ores
et déjà, ce n'est plus une toile blanche. A partir de ce moment, je mets
la musique et se déclenche alors un processus que je ne
comprends pas. Vous m'avez parlé tout à l'heure d'une artiste qui
peignait toujours un petit personnage derrière son personnage principal,
eh bien, souvent, autrefois surtout, j'avais
l'impression que c'était quelqu'un d'autre qui peignait à ma place,
et je me demandais qui il pouvait être ? Mais j'étais heureux. J'avais
l'impression d'un ami, d'un bon génie qui était là !
J'ai compris, finalement, que c'était la peinture qui me faisait
entrer dans son monde d'humilité. Moi qui étais une grosse grenouille
bouffie de vanité quand j'étais un truand, je suis devenu
très humble. Je ne sais pas si je suis peintre, mais je sais que je
suis heureux de faire de la peinture, de faire ce que je fais. A
Sainte-Anne, quand j'entendais des gens s'exclamer et que je
les voyais sortir avec le sourire, je me disais que c'était là ma
rétribution. Je ne veux pas devenir riche. Je ne veux pas être une
gloire de la peinture. Je veux juste conserver cette chose qui
me transforme ! A 73 ans, il m'arrive de danser devant la toile. Je
m'explose, je m'éclate. Je n'essaie surtout pas de tromper mon visiteur.
D'ailleurs, cela se verrait, se sentirait.
L'authenticité est incontrôlable, c'est quelque chose qui ne
m'appartient pas, et je remercie la peinture. Je lui dis : "Madame la Peinture, merci de me donner tant de bonheur, tant de
joie !" Car c'est une joie profonde de peindre .
Un autre bonheur, c'est de faire partager ma
joie aux autres. Je m'interdis donc toute tricherie ! Je vais voir
des expositions. Parfois, je me retrouve devant une toile toute noire,
ou toute blanche, bleue… avec juste une petite trace !
Cela m'enrichit, moi qui fais tout autre chose ! Car c'est l'âme du
peintre, son esprit qui prend cela. Et qui le redonne dans son œuvre. Et
cela, forcément, n'appartient à personne. Seule, la
peinture peut me donner cette joie, cette force. S'il m'arrive de
perdre cette modestie, de me prendre pour un peintre célèbre, je peux
vous affirmer que je fais une merde ! Que je m'empresse de
découper en me criant dessus !
J. S-R. : Pour
continuer sur le
thème des matériaux : la plupart du temps, le visiteur ignore ce que
vous avez utilisé pour les sous-couches, il sait simplement que vous
avez créé des épaisseurs en relief. Mais sur certaines
toiles, comme celle que vous avez appelée "Porca miseria", vous avez
de toute évidence, voulu laisser la trace de la toile de jute. Pourquoi
était-ce important de laisser cette trace
?
F.T. : Parce
qu'il est important que ce visiteur sache avec quoi je travaille. Non
pas pour dire que je suis capable de faire ci ou ça, mais
pour dire que la conception est différente d'un personnage à
l'autre, donc pour différencier les personnages. Certains sont faits
avec ce que j'appelle de la "peau de peinture", c'est-à-dire que
j'utilise la peinture restant sur les assiettes en papier qui me
servent de palettes
J. S-R. : En
fait, vous
décollez de la peinture qui a déjà séché, et comme elle est sur une
assiette en carton, celui-ci se déchire et c'est avec lui que vous allez
coller vos passages sur la toile ?
F.T. : Oui.
Certains
personnages sont constitués ainsi. Et on le voit bien. Pour d'autres
personnages, j'utilise du carton, du sable ou carrément la toile de
jute. Pour moi, il est important que ces personnages
soient différents –comme les êtres humains, d'ailleurs-. Pour moi,
même si j'ai une démarche intellectuelle comme vous avez pu le constater
à travers notre discussion, l'intellect est détrôné. La
peinture, c'est autre chose. Quelque chose de vivant. Je n'ai pas
une peinture de pensée, j'ai une peinture qui sort spontanément de ma
souffrance, de mes expériences, malheureuses ou heureuses ;
de nos rencontres, etc. Quand l'intellect est ainsi détrôné, il me
rapproche du Tout. Le Tout étant pour moi la pénétration de l'être
humain, la compréhension, le rapprochement. J'ai appris à
regarder l'Autre. A partir de là, je me suis aperçus que l'Autre
était un individu. "Individu" est un mot qui est méprisé, maintenant. On
dit : "Tel individu a commis tel crime !". En fait,
"individu" vient du latin "individis" qui signifie "unique". A
partir du moment où l'on regarde l'Autre et que l'on sait qu'il est
unique, on entre dans un autre monde, et ce monde-là s'appelle
l'humanisme. Et la peinture fait d'un être humain, un humaniste.
J. S-R.
: Revenons
à vos personnages : La plupart, comme nous l'avons évoqué tout à
l'heure, sont donc de face, le
plus de profil étant ce peintre dont vous avez dit que c'était un
autoportrait. Les autres me donnent l'impression qu'ils me regardent,
moi qui les regarde. Donc, de regardeuse, je deviens
regardée. Mais ce peintre est complètement dans "son" sujet. Il ne
s'occupe pas de moi !
F.T. : Lui,
il est rentré dans son monde qui est la peinture. Je crois que la
peinture le rajeunit, le ramène au moment où il était pur, où il
courait pieds nus dans l'herbe de la ferme de son grand-père. Au
moment où il redevient un enfant. Il n'y a plus de malice, plus de
méchanceté, il ne ment pas, ne fait pas de mal aux autres.
Mais, en même temps, il peint ce qui l'a fait souffrir. Cette
société où les gens ne sont pas gentils, où ils se regardent méchamment,
où ils s'épient… Et puis, il y a les faibles, ceux qui ont
peur, qui ferment les yeux. Il "raconte" tout cela, et cela lui fait
du bien (d'ailleurs, je l'ai appelé "Le petit peintre bleu"). Le bleu
est ma couleur épouse, les autres couleurs sont mes
maîtresses. J'adore le bleu qui est froid, certes, mais qui me donne
l'impression que je parviens à les rendre un peu chauds ?
J. S-R. : J'allais
y venir,
parce qu'il faut que nous voyions ce que vous "dites" sur les autres
tableaux. En fait, je ne suis pas sûre que la question se pose en terme
de "Ce bleu est-il ou n'est-il pas chaud" ? Elle se
pose en terme tel qu'il fait vraiment ressortir le centre du
tableau, c'est-à-dire les personnages. Car ce sont vos personnages qui
sont colorés. Vos fonds sont monochromes. Si ce bleu fait bien
ressortir les personnages, c'est qu'il est chaleureux, mais je ne
pense pas que ce soit cette idée qu'il faille avoir en tête. Tout
simplement, pourquoi avons-nous l'impression que vos
personnages placés au centre, viennent vers nous ? Parce que ce bleu
est monochrome.
F.T. : Sur
un tableau où vous ne voyez pas de bleu, si vous grattez, vous le
trouvez ! Pour moi, il est important de mettre du bleu. Je ne sais
pas pourquoi, mais c'est ma couleur primordiale. J'aime beaucoup le
rouge, mais il me fait peur, parce que je crains de l'utiliser dans un
mauvais sens. C'est une couleur d'amour, une couleur
chaude, mais si j'écoute du Wagner, le rouge me fait peur, parce que
c'est un déchaînement de violence, de force. Il est possible que ce
soit parce que le rouge me ramène à mes antécédents
?
J. S-R.
: Sur
un autre de vos tableaux, l'attitude de vos personnages laisse penser
qu'ils sont dans une exposition
en train de regarder des tableaux ? Ou alors, il peut s'agir d'une
table dont l'absence de perspective donne à penser qu'elle est
verticale, alors qu'il faudrait la voir horizontale. Les
personnages sont autour, mais ceux qui sont devant ne regardent pas
la table : d'où l'impression soit qu'ils se tournent le dos, soit qu'ils
font une ronde ?
F.T. : Soit
ils se regardent, soit ils me regardent ! J'ai intitulé ce tableau
"Sarabande de marionnettes, sous le regard des petits Patapons".
Ce qui ne veut absolument rien dire ! Ces personnages sont les
"gardiens des écrits". Chaque écrit est surmonté d'une espèce
d'abstraction lyrique linéaire. Là, tout simplement, je me lâche. Ce
tableau n'est pas explicatif des écrits qui sont là.
J. S-R.
: Je crois que nous ferons une rubrique sur ce que vous "dites" avec tous ces écrits qui sont dans vos
tableaux ? Après avoir vu ce que vous peignez !
F.T. : Dans
une série plus
ancienne, ou je n'ai fait jouer que les formes et les couleurs, j'ai
été influencé par la Butte aux Cailles. Pourquoi ? Parce qu'à cette
époque-là j'y allais souvent, et cela me donnait envie de
travailler des superpositions de couleurs. C'est peut-être aussi ma
bibliothèque personnelle intérieure sur le travail des peintres de
Montmartre et de Montparnasse ? Peut-être !
J. S-R.
: Plusieurs de vos œuvres où des personnages semblent danser, jouer de la musique, pourraient être rattachées
à "Sarabande…"…
F.T. : Cela,
c'est une manifestation qui a lieu à Rouen, les jeudis. Il y a des
orchestres, des gens vont danser dans les quartiers de la
ville.
J. S-R.
: Toujours avec l'idée de sarabande, mais vraisemblablement sur une scène, est-ce que ce sont des
Polichinelles ? Des Arlequins ?
F.T. : Cette
fois, il s'agit du cirque. De chaque côté, des clowns, l'un peut-être
l'Auguste, l'autre le Clown blanc ? Au centre, une gitane
joue du tambourin. En tout, ils sont cinq sur la scène, et cela nous
ramène aux chiffres impairs
J. S-R.
: Ailleurs,
vous avez peint des musiciens. Ce
qui est étrange, c'est que le musicien central est probablement un
mulâtre, vu la couleur de sa peau, mais il est entouré de personnages
entièrement blancs. Pourquoi ce contraste ?
F.T. : D'abord
pour jouer, justement, sur le contraste entre ces êtres un peu
blanchâtres que l'on voit dans le métro
–parce que cette scène se passe dans le métro-. Comme ils vivent
dans le métro, ils ont des peaux cadavériques, et ce sont des blancs.
Donc, ils ne sont pas très sains. Et puis, ils sont
pratiquement aveugles : ils n'ont pas besoin d'yeux, puisqu'ils ne
se regardent pas en face dans le métro. Personne ne s'y regarde, par
peur du défi.
J. S-R. : Une
de vos toiles que je trouve particulièrement belle –et je fais
remarquer
que je n'ai pas dit "jolie", j'ai dit qu'elle était "belle" !- est
celle qui est hautement verticale, sur laquelle vous avez placé votre
profession de foi,"Art'Dêche", et à l'intérieur d'un cadre
rouge (vous parliez tout à l'heure de votre peur du rouge, et
cependant ces gens-là sont enfermés dans un cadre rouge), sur fond noir,
vous avez fait deux parties bien distinctes, l'une qui
pourrait être "historique" dont vous m'avez dit que c'était une
nativité ; et une autre où existerait la vie. La première n'étant
pratiquement pas colorée, alors que l'autre est vraiment
polychrome.
F.T. : Les
trois personnages représenteraient la Sainte Famille, et les trois
personnages au-dessous seraient les trois
Mages. Mais ces trois Mages sont faits en "peau de peinture". C'est à
la fois historique, mais ont-ils réellement existé ? Même question pour
la Sainte Famille ? C'est la raison pour laquelle ils
n'ont pas de consistance. Ils ont des contours. D'ailleurs, Joseph
est un autoportrait.
J. S-R. : C'est évident
!
F.T. : Je
suis venu par dérision à ce thème ; parce que, comme je n'ai pas été un
bon père, je me suis demandé si mes enfants n'avaient pas été
faits par l'Esprit saint ? C'est de l'ironie envers moi-même.
J. S-R.
: Mais, dans ce cas, c'est vraiment de l'humour noir !
F.T. : Oui.
Mais lorsque l'on n'est pas fier de ce que l'on a fait ou de ce que
l'on a été, quelquefois on s'auto-flagelle ! Ce n'est pas une
bonne solution, je vous l'assure, mais néanmoins pour ne pas se
prendre au sérieux, c'est bien. J'ai un amour immodéré pour l'Art
yiddish, parce que ce sont des gens qui ont souffert et qui ont
su se moquer de leurs souffrances. Et c'est ce qui grandit l'Homme.
Le pire pour un homme, est de se prendre au sérieux. Et surtout, le
pire, c'est de n'être qu'une petite grenouille et de
devenir aussi gros qu'un bœuf !
J. S-R.
: Parlez-nous de vos carnets.
F.T. : L'un
d'eux m'a servi à créer la fresque du musée Singer-Polignac. Il y a des
dessins, des témoignages, et aussi ce que je pense. Ils
illustrent bien le fait que "je sens en moi une puissance créatrice qui ne m'appartient pas. Heureux, je me laisse porter par elle". "De mes tripes, de mon cœur, de ma chair,
j'arracherai l'or de mes pensées". La recherche de l'innocence, toujours.
J. S-R.
: Mais je pense qu'une chose ressort de tous vos tableaux, c'est la tendresse.
F.T. : Oui.
Parce que je
crois de plus en plus que la peinture m'aime. Qu'elle a décidé de
faire de moi son serviteur. Je l'ai accepté. Et elle sait que je ne
cherche pas à la dominer. D'ailleurs, j'en serais incapable,
parce que je n'ai pas les acquis techniques et que je n'en veux pas.
Par contre, de plus en plus, j'essaie de
peindre avec douceur, même si ma gestuelle est forte. Cela, je ne
peux pas le changer. Mais elle n'est pas animée par la violence. Ni par
le dédain… C'est en effet la tendresse qui
m'anime.
J. S-R.
: C'est ce que vous dites avec la phrase murale qui est devant nous : "Lorsque je peins, plus de bruit
ni de fureur, ma main n'est animée que par la tendresse". Ce qui corrobore tout ce que nous venons de dire !
Enfin, je voudrais que nous évoquions ces petits tableaux que vous avez mis sur vos murs, qui sont donc là définitivement.
Et, alors que nous ne trouvons d'érotisme sur aucun de vos tableaux, sur ces tableautins, il y en a vraiment beaucoup !
F.T. : Oui.
Parce que ce
sont mes travaux du matin. Pas tous les jours, puisque je ne suis
pas maître de ma peinture, mais je me fixe une discipline : le matin –et
je suis très matinal- je suis très lucide. Je me laisse
donc porter par mes émotions, et la pudeur (qui n'est pas de la
fausse pudeur, je suis naturellement pudique), fait que je suis plus
apte le matin à l'acte sexuel, à la relation de l'homme et de
la femme, ou autres, ce qui fait partie de la liberté de chacun. De
sorte que je fais l'apologie de Lesbos. Puisque j'ai prononcé le mot
"liberté", à ce moment-là, c'est l'heure de ma liberté. Je
me libère complètement. Je n'ai pas de faiblesses, je suis libéré.
Par
ailleurs, j'ai "une censure" : Anne m'interdit, et elle a raison, toute
vulgarité. Dans les carnets, elle autorise dans
la mesure où on ne les voit pas. C'est notre vieille mentalité
judéo-chrétienne ! Cela fait vingt-deux siècles que nous la subissons.
On m'avait proposé, dans un village, de créer une immense
toile, et de faire une vache. Au lieu d'en faire une seule, j'en ai
fait toute une série, les unes en position d'accouplement, d'autres dans
d'autres situations. Mais évidemment, cela ne leur a
pas plu !
J. S-R.
: J'hésitais
entre le fait que ce soit, simplement, de l'humour, ou peut-être
effectivement, de la pudeur.
Parce qu'elles sont toutes féminines, mais elles ont toutes un pis.
Et je trouvais que, vraiment, vous n'aviez pas fait dans la dentelle !
F.T. : Souvent,
lorsque je prends ma liberté, par exemple lorsque je peins un
"monsieur" qui a dit qu'il ne fallait pas mettre de
préservatifs, dans un pays africain, ou l'évêque d'Orléans qui a dit
la même chose, je leur ai mis un sexe dans la tête ! C'est aussi un peu
pour parler de la pédophilie chez ces messieurs qui
feraient bien de se marier pour embêter un peu moins les autres !
Mais la plupart du temps, je fais cette critique de notre société dans
mes carnets. J'essaie de ne pas la faire dans mes
tableaux. Parce que j'estime que la peinture ne doit pas se poser en
censeur. Sinon, le peintre devient très vite un ayatollah !
J. S-R.
: En ce sens, pensez-vous que votre peinture est une peinture militante ?
F.T. : Oui.
Je crois que nous, les artistes –et je ne veux insulter personne- nous
ne sommes pas assez politiquement courageux. Quelquefois,
même, nous sommes lâches. Nous devrions être plus investis auprès de
tout ce qui intéresse l'être humain. En fait, nous devrions tous être
des militants.
J. S-R. : Justement, nous
n'allons pas terminer notre entretien, sans parler de ce qui est votre militantisme dans la vie "réelle".
F.T. : Oui.
Mais je ne l'ai
pas toujours été. Je le suis devenu. Au contact de gens qui ont vécu
toute une vie de militantisme. Des gens qui sont des vrais saints. Qui
se donnent du mal pour les autres. Qui militent à fond.
Qui n'ont rien, et qui donnent ce qu'ils n'ont pas ! C'est
formidable. Alors, s'occuper des Droits de l'Homme, c'est la moindre des
choses. Amnesty International, c'est différent, et
malheureusement tout le monde ne connaît pas cet organisme. Mais
s'occuper de prisonniers qui n'ont rien fait et qui sont emprisonnés
juste parce qu'ils ont des opinions, c'est magnifique ! Faire
de la prison juste pour avoir crié le mot "Liberté" est le comble de
l'horreur. Je pense donc que nous, artistes, devrions dénoncer cette
horreur à travers nos travaux. Il faut dire ! Dénoncer la
prostitution qui avilit les femmes qui y sont soumises. Dénoncer le
fait que tous les jours, des gens meurent dans la rue. Parler des SDF,
des sans-abri !
Je dénie tout élitisme à l'art. L'art
appartient à tous, il faut le donner à tous. Je remercie la vie, et
surtout la peinture de m'avoir donné cette chance de pouvoir dire, de
m'avoir appris à le dire. Et surtout de n'en tirer aucun
profit. Aider bénévolement. Merci à la peinture de m'avoir appris
l'humilité et le dépouillement.
Le dépouillement, j'y arrive. Depuis
"Art'Dêche", j'ai commencé à dépouiller de plus en plus ma peinture.
J'ignore où je vais arriver. Mais c'est important, et je dois le
transmettre aux autres. Et pour moi, c'est une
richesse.
J. S-R.
: Vous avez évoqué aussi le fait que des jeunes adolescents viennent chez vous, et que vous les faites
peindre et dessiner ?
F.T. : Oui.
Quand j'avais
encore une voiture, j'allais dans un IME. Maintenant, des groupes
viennent ici. Et à la fin de l'année, nous faisons une exposition où ils
sont mis en valeur. C'est important qu'ils puissent être
reconnus. Et à partir du moment où ils se sentent reconnus, il y a
un bienfait. C'est cela, l'Art-thérapie.
Ma
technique, c'est d'abord de créer avec eux un lien affectif. Je leur
demande de ne pas être violents, de faire autre
chose. De s'élever à travers l'art. De changer leurs habitudes,
leurs comportements, leurs amis. Outre leur donner l'amour de la
peinture, l'amour de l'art. La peinture est un acte d'amour. Même
sexuel ! C'est une vraie jouissance intestine, intérieure. Physique,
lorsque la peau touche la peinture. Les pores sentent le soyeux de la
peinture, et lorsque l'on frotte la peinture sur la
toile, c'est une caresse. Si vous caressez les couleurs, la toile
réagit comme une jeune épousée, elle devient radieuse, elle devient
belle. Kandinsky avait raison, la peinture est une puissance,
c'est une élévation de l''esprit.
C'est
pourquoi je préconise des ateliers de toutes les formes d'arts, dans
les prisons. Ce n'est pas en laissant les
prisonniers seuls et inactifs qu'ils vont être changés. Ni même en
ouvrant des salles de karaté ou de boxe qui ne leur apprennent que la
violence, à devenir costauds et taper sur les autres. Ce
sont ces mentalités qu'il faut changer. Mais nous aussi, nous devons
comprendre que nous vivons en société et que nous devons être
sociables. Savoir que, quelquefois, l'amitié sauve de la
solitude.
J. S-R.
: Et, pour terminer, la question que je pose à tous les artistes : y a-t-il des thèmes que vous auriez aimé
traiter et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?
F.T. : Je
pense que je vais m'orienter par nécessité matérielle, et par goût vers
la sculpture. Autrement dit, l'an prochain, je pense que
j'aurai déjà réalisé un bon nombre de sculptures. Et puis, je veux
travailler le bois parce que c'est un matériau vivant. C'est comme la
peinture, cela parle à la main, à l'être humain. Il y a
une chaleur dans le bois qui nous rappelle l'homme. Et puis, j'ai
une admiration sans bornes pour les arbres qui, pour moi, sont les plus
grands philosophes de la terre, parce qu'ils sont
silencieux. De la fenêtre de ma cellule, je voyais un arbre dont
j'étais amoureux. Je l'ai vu fleurir, j'ai vu les feuilles tomber… J'ai
compris la vie. Je vis mes printemps, je vis mes automnes
: au printemps je refleurirai !
* DE LA TAULE À LA TOILE
DOCUMENTAIRE DE BÉATRICE RABELLE, FRANÇAIS, 2007-26’.
AVEC FRANÇOIS TORTOSA.
DOCUMENTAIRE DE BÉATRICE RABELLE, FRANÇAIS, 2007-26’.
AVEC FRANÇOIS TORTOSA.
Considéré comme l’un des acteurs clés du grand banditisme international,
François Tortosa a passé 22 ans en prison, à Marseille, Clairveaux,
Caen, ou Val de Reuil. Mais c’est à la prison de la Santé qu’il
découvrira la peinture. Cantonné dans les quartiers de Haute sécurité,
il échafaude un plan pour s’évader. Pour endormir la méfiance de ses
gardiens, il demande à peindre dans sa cellule. Sauf que la peinture l’a
happé, l’a apaisé, et qu’il n’a plus jamais cherché à s’évader ! Depuis
sa sortie, en 2000, il se consacre à sa passion. Ses oeuvres colorées
et expressives sont à classer dans l’art brut. Au delà de la peinture,
François Tortosa donne aussi bénévolement de son temps à plusieurs
associations. il pourrait être le fils de Jean Valjean. Il a beaucoup
pris, et donne aujourd’hui sans compter. « j’étais probablement un
barbare, je suis aujourd’hui un être humain, la peinture m’a libéré »
dit il… hymne d’espoir humain et de fraternité dans le noir de notre
monde « en loques ».
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