lundi 2 avril 2012

A MON CORPS DE TRAHISON PERDUE DE MARIE CHRISTINE BOURVEN





A mon corps de trahison perdue

Revenant de voyage, d’un très long voyage aux abords du Styx, j’ai retrouvé mon
corps. Il avait pris un sacré coup de vieux, ce bon vieux corps. Je m’étonnais
tout de même de le voir ainsi, aussi délabré. Je l’avais quitté si jeune. Il
m’avait rendu quelques services des années durant. Mais Moi, égoïste, intrépide,
je voulais voir le Monde… Mais ce dernier ne m’attendait guère. Il avait tant
d’occupations, tant de désirs, tant de projets… qu’il ne savait où donner de la
tête. Le Monde est si vaste, si étendu, si laborieux ! Sans aucun doute je le
dérangeais dans son administration temporelle et spatiale.

Mais moi, j’étais obstinée, j’ai insisté. Quoi ! J’étais là, visible parmi les
visibles. Il suffisait de me regarder, de jeter un coup d’œil par-dessus bord et
on m’apercevait grimaçant, chuintant, zézayant. A califourchon, je me
trémoussais, sautant sur un pied, puis sur deux. Je m’enfonçais, profil bas,
épelant, récitant, éternuant, glosant, gazouillant. Je piaffais, croassais,
jugulais des mots à l’emporte-pièce… Enfin, je m’apaisais, implorante et
pénitente : « Voyons, voyons Monde accepte-moi, promis, je m’adapterai et t’en
serai reconnaissante… En récompense, je t’offrirai pour la Saint Justin ou la
Saint Griffon, un unique et très précieux souvenir de nulle part, une lande en
jachère bloquée entre ciel et terre et avec en prime un lustre illuminé de
paroles éclaires, agrémentées de grigris gredins et de menus fretins, et pour la
Trinité je te lisserai une rivière de pensées byzantines, une panoplie complète
de jargons militaires et un stock impressionnant de cancans, de bavardages, de
potins et de ragots impertinents, saupoudrés de calomnies bénignes et sans
malice. »

 Mais voilà, ce n’était là, que le refrain saccadé d’une chanson zazou : le
Monde se moquait des hommes, il préférait le chocolat… Un bon chocolat chaud,
crémeux et bien mousseux !

Allons bon, soit réaliste  me disais-je au fond de ma cervelle enrhumée.
Regarde-toi !   Que peux-tu faire ou dire en vue de tous ces personnages
illustres qui ont magistralement ensoleillés le Monde ! D’Anaxagore à
Anaximandre, de Zénon d’Elée à Zénon de Citium, tu fais si peu le poids et tu es
bien inutile…
A ce stade, il fallait se rendre à l’évidence, Le Monde vivait bien sans moi
depuis des siècles, des millénaires même… Pourquoi venir le perturber, le
solliciter. Il n’avait rien demandé, lui le Monde !… Et je me tenais là devant
lui, piètre bonne femme emplumée, enturbannée et de plus, sans corps ! Pauvre
carcasse, car je l’avais abandonné celui-là, m’imaginant plus légère, plus
aérienne, rêvant de bulles et de ballons et avec l’illusion de me défrayer à bon
compte de cette lourde besace ! J’étais loin pourtant d’être un pur esprit, ni
impur non plus, encore moins un esprit malin ! Non vraiment ça n’avait pas de
sens commun, le vrai, le juste, LE BON SENS ! Adieu les sens interdits ! Exit
les contresens ! Le bon sens est total, totalitaire et total nature.
J’étais donc vaincue et fatiguée d’avoir tant navigué aux quatre coins du globe
De retour dans mes pénates, mon corps dépenaillé, tranquille et majestueux, me
dévisageait des pieds à la tête. Condescendant, il me considérait. Hautain, il
m’épiait. Je compris à quel point j’étais transparente ; C’était donc cela, il
aurait fallu  se glisser incognito dans la transparence du Monde, respirer le
vide, se distraire du néant, se réjouir et se dépenser sans réserve dans
l’apesanteur et l’indicible vacuité.
A bon entendeur salut ! Sur tous les points, j’avais raté le coche, la péniche
au pont de Saint-Cloud, le tramway nommé désir, le funiculaire de St Hilaire et
l’ancestrale micheline diesel !

Mais enfin,  je retrouvais mon corps, ce vieux copain d’enfance…
Il fallait tenter une dernière chance.
On se mit à bavarder tous les deux :

-Tu m’as abandonné disait l’un
-Je suis partie disait l’autre. Quel fardeau tu étais ! Mais maintenant c’est
encore pire !
-Tu étais lâche disait l’un
-J’étais jeune disait l’autre
-Et maintenant que le Monde t’abandonne, tu reviens vers moi
-Le Monde ne m’a pas abandonné, il m’a simplement ignoré. Le Monde est trop
vaste ! Les planètes, les étoiles, les galaxies… l’Univers le ronge de toute
part !
Et toi qu’à tu fais pendant ce temps ?
-J’ai étudié la poussée d’Archimède « Tout corps plongé dans l’eau, subit une
force verticale, dirigée de bas en haut et opposée au poids du volume d’eau
déplacé  … etc, etc. »
 Alors qu’en dis-tu ?
L’eau bue éclate ! L’obus s’écoule…
-Alors, buvons  à notre sommeil séculaire ! Trinquons !
-Il est tranquille le Monde sans moi – pensai-je – en avalant mon verre de rhum !


3 commentaires:

  1. Sur le corps considéré comme un « partenaire » ou un interlocuteur, à lire : _Journal d’un corps_ de Daniel Pennac.
    Dans ce livre, il ne s’agit certes pas d’un « retour » au corps, mais plutôt d’une avancée vers lui. Nous avons dit Pennac « oublié » notre corps, non pas pour l’avoir quitté en musardant dans le vaste monde, mais simplement parce que nous avons toujours mieux à faire que de se regarder le nombril (et le reste).
    Bref : quant à moi, j’ai été très surpris de constater que les observations du héros de Pennac coïncidaient si bien avec celles que je pouvais faire sur moi-même ; et j’ai quelques raisons de croire qu’il en va de même pour les autres.

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  2. Grand bonjour
    J'aime votre blog où je trouve des similitudes avec ce que j'appelle
    "mes mises en scènes"

    De plus on est ds l'art Poétique

    Amicalement

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  3. très beau travail! hier j'ai visité l'expo marcel storr..

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