samedi 25 février 2012

MARCEL STORR ET MARC PEREZ : L'HISTOIRE D'UNE RENCONTRE

La vie réserve des bonheurs et des rencontres . L'exposition MARCEL STORR attire des spectateurs de plus en plus nombreux ... Il y a ceux qui viennent et ceux qui reviennent .
Marc Perez est de ceux ci. Je l'ai rencontré par hasard et aujourd'hui il a accepté de me confier SON texte . C'est un texte intime et sincère, profond et fort ... c'est l'histoire d'une reconnaissance, d'une révélation  ...



Marcel Storr

J’ai mis du temps à retrouver ma voiture.
Cela m’arrive, de temps en temps, les jours de fatigue…
Ce jour-là, j’étais réellement perdu, ce n’était pas la fatigue…Je ne parvenais plus à reconnaître le quartier, les rues et le chemin qui devaient me ramener à ma voiture.
Après un long moment d’errance, je finis par tomber sur cette fichue bagnole, soulagé…
Cela se produisit après la visite de l’exposition de Marcel Storr.

Cette exposition avait bousculé mes repères, désaxé mon esprit.
Ce matin-là, suivant les recommandations de ma sœur et ne sachant pas réellement ce que j’allais voir, je visitais cette exposition. A l’issue de cette visite, plus longue que prévue, je ne savais toujours pas ce que je venais de voir…Une exposition d’art brut, peut-être,…mais pas seulement…

L’art brut est espace ouvert, accueillant. On y trouve tant d’artistes et de créations de toutes formes que le lien semble être, hélas, trop souvent, un amateurisme décalé, singulier, amusant parfois ou obsessionnel. Il produit des œuvres généralement pauvres à mes yeux, et qui en tous les cas, ne parviennent pas à me saisir ni même m’émouvoir, cela en dépit de l’histoire de vie étonnante, quelquefois bouleversante, de leurs créateurs.

Mais ce matin-là, ma représentation de l’art brut semblait s’effacer…

La découverte, avec les premiers dessins de cathédrales, de l’œuvre de Marcel Storr me ramena pourtant, dans un premier temps vers ce même schéma; un art fermé sur lui-même, répétitif et obsessionnel aussi bien à travers la forme que par le sujet unique. Une monomanie picturale, d’un homme isolé, une œuvre sans filiation apparente avec l’histoire des arts. Mais, passé ce tout premier regard éteint, commença, très vite, un voyage, un vrai voyage… Les repères, les constructions schématiques, les analyses s’effacèrent pour laisser place au plaisir, à ce plaisir soudain comme origine de tout…

Comment savoir pourquoi certaines œuvres vous embarquent ? Comment, à travers ce plaisir, elles agissent, par quel étrange pouvoir elles vous saisissent si simplement avec cet alliage pourtant complexe entre le fond, la forme et votre esprit réceptif à cet instant ?… Sans doute faut-il simplement se laisser prendre, ainsi, par surprise, comme nous prennent toutes ces choses importantes de l’existence, par surprise…

Cette émotion calme sans ivresse ni fébrilité, m’accompagna tout au long de la visite. Elle guida mon immersion dans cette œuvre, et me laissa désorienté…

Cet état d’abandon, ce sentiment subit d’avoir coupé les amarres de la raison est certainement le propre de ces œuvres magnifiques qui surgissent et s’offrent à vous…Ce miracle est si rare que l’on parvient, durant de longues périodes de désenchantement, à douter que ces rencontres soient encore possibles…

La manière dont cette exposition était présentée participa, très probablement, à mon plaisir puis au bonheur de ma promenade suspendue.

Un lieu spacieux mais discret qui m’était inconnu, me permit de faire de ce moment une double découverte, puis les indications également discrètes sur la vie de Marcel Storr me donnèrent d’infimes repères sans intervenir dans mon cheminement. Une mise en lumière, une mise en scène subtile, intelligente, contrastant avec cette maladie muséale actuelle transformant, à coup de cartels, de scénographie appuyée, d’audio guides parasites, les visites sensibles en parcours-supplice, didactiques et pollués…cette visite, donc, me permit d’être dans une intimité nécessaire avec cette œuvre inconnue mais devenant, chemin faisant , curieusement familière et amie...

Rares furent pour moi de tels moments mêlant la secousse d’une découverte et le plaisir apaisé d’une harmonie étrange, et cela malgré ce morne destin d’artiste pressenti en arrière-fond.

Seule la peinture était parvenue jusqu’alors à m’emporter ainsi. Sans nul doute que cette œuvre était aussi peinture, bien que le dessin en soit la trame. Peinture, comme cette poésie qui se voit nous dit Vinci, Peinture comme cette réinvention du monde, ce ré-enchantement, Peinture comme une fenêtre ouverte vers le dedans…

Je quittai l’exposition.

Je me souviens avoir appelé aussitôt de mon portable un ami artiste dont j’aime, de façon inégale, le travail mais dont j’admets difficilement la posture de pseudo-artiste outsider « cultivant son inculture » selon ses propres mots, tout en multipliant les contacts, les liens pour faire valoir son travail. Il s’apprêtait à partir pour New York pour une importante foire d’art brut. Je lui conseillai avec insistance cette exposition lui faisant part de mon enthousiasme dont j’avais l’impérieux besoin de parler, mais ce fut surtout une manière de lui dire de façon mesurée qu’il devrait s’inspirer de telles œuvres dont l’authenticité ne fut jamais usée par une quelconque posture ou «faire savoir »… Sans doute, en lui parlant ainsi, je dialoguai également avec moi-même…

Après que j’eus retrouvé ma voiture, j’allai déjeuner plus bas dans le quartier de Belleville.

Me souvenant, par ces lignes, de ce déjeuner, je m’aperçois que cette envie ne fut sans doute pas un hasard. La cuisine fut toujours, pour moi, un repère fondamental ; devant cette « assiette tunisienne » accompagnée d’une « boga », soda très sucré que je buvais enfant, je retrouvais mes plus sûrs repères dont j’avais probablement besoin à cet instant…

Je repensai longtemps à cette exposition avec le désir de partager cette découverte, incitant proches et amis à cette visite.

Quelques jours plus tard je me décidai pour une seconde visite. L’émotion fut intacte. Cette fois j’avais envie de m’attarder un peu plus, non pas pour analyser ni comprendre (ce type de tentative est vain et capable d’éroder une émotion que l’on veut préserver) mais pour mieux voir ce que la première visite ne m’avait fait qu’entrevoir…

J’évoque souvent cette formule de Jean Baudrillard, « si vous n’avez pas ce télescopage idéal entre une forme et une idée, vous n’avez rien ». Elle résume simplement la construction de toute œuvre puissante. Chez Storr cette association idéale existait bien. Cette seconde visite me la révéla plus clairement encore.

L’idée du sujet, d’abord, avec ses cathédrales imaginaires était, à l’évidence, un élément important. Il nous transportait dans une dimension religieuse et mystique, nous élevait aussitôt vers une vision sacrée constitutive de l’œuvre. Mais sans la forme d’une beauté et d’une sensibilité inouïe probablement n’aurions-nous rien eu…

Et c’est bien là, au cœur de la forme, au plus profond de sa manière de faire, de dessiner, de peindre qu’il y avait cette chose infiniment difficile à concevoir, si difficile que cela peut s’apparenter à un miracle… Comment parvenir à un tel sens chromatique, à une telle justesse de composition (sans que celle-ci ne soit apparente) comment s’inventer une matière si singulière, tout cela avec une connaissance limitée des choses de l’art ?…

Les amateurs ou spécialistes m’affirmeront que cet art brut renferme nombre de tels miracles…Mon ignorance, sans doute, me les a fait quelquefois méconnaître mais je m’autorise à croire qu’une telle beauté est chose rare, et j’ose aussi douter de l’importance et de la beauté de certaines œuvres dont les vies de malheur de leurs créateurs, reclus, fous ou laissés pour compte, poussent parfois nos regards, par une complaisance émue, vers une adhésion excessive.

Ici l’œuvre semblait s’imposer, jusqu’à faire oublier son créateur, cet artiste capable, en particulier, d’une telle virtuosité dans l’utilisation des couleurs.

Les couleurs, avec Marcel Storr m’apparurent, plus encore lors de cette deuxième visite, d’une richesse stupéfiante, d’une justesse tout aussi étonnante et parfois d’une audace inattendue avec ses couleurs rougeoyantes de l’aube ou fluorescentes des villes d’ailleurs… (Ma première visite n’avait pas pu dissocier les éléments de l’œuvre mais sans doute était-ce-mieux ainsi, elle m’avait permis un voyage fluide et inoubliable)

Dans de nombreuses peintures nous apparaissaient les couleurs d’automne, comme le révélait pertinemment Laurent Danchin. Y avait-t-il eu chez cet homme une étrange rémanence de ces couleurs, cet homme, travaillant comme cantonnier au bois de Boulogne et plongé quotidiennement dans ces jaunes-brun et rouille des feuilles mortes ?... « En vérité l’art est enfermé dans la nature, celui qui peut l’en extraire est un Maître » disait déjà Albrecht Dürer. Mais comment parvenir à cette extraction, comment être ce Maître autrement que grâce aux outils de la connaissance et du plus patient des apprentissages ?... Là est réellement l’incroyable mystère de cette œuvre et de cet artiste seul, enfermé dans son monde, penché des heures et des heures sur de simples petites feuilles de papier Canson qu’il transformait en feuilles mortes nervurées, veinées, incisées...Feuilles mortes vivantes à jamais.

Toute grande œuvre est ouverte, on s’y promène, on y revient, on y voit mille choses, on y découvre, chacun, selon son œil et sa mémoire, ce que l’on veut, librement, et sans injonction vers les autres, qui feront leur propre voyage…Ainsi, les traits de crayon infiniment précis de Marcel Storr, ces traits secs construisant pierre par pierre ces cathédrales et ces villes, cette multitude impensable de coup de crayons ne me paraissaient pas offrir simplement des images illustratives à l’excès mais donner bien plus, élaborant une matière comme une subtile abstraction par ce papier incisé et propice à des visions diverses, changeantes...

Là, par exemple, dans ce dessin où la couleur ne recouvrait pas tout, laissant apparaître, au bas de la feuille blanche, ces traits fins, ne pouvait-on pas y voir comme un métier à tisser avec ses faisceaux de fils dans lesquels irait courir la laine ou la soie pour fabriquer, patiemment, la plus belle des étoffes ?…

Là, encore, sur cet autre tableau, cet étrange vernis posé sur le dessin repassé ne donnait-il pas à voir comme une peau, un cuir fin, précieux, incisé de subtils ornements ? Et là aussi, sur ce dessin sans couleur, les traits ne formaient- ils pas une trame semblable à une précieuse dentelle ?

Ainsi n’y aurait-t-il pas eu chez Marcel Storr une résurgence mystérieuse de ces gestes ancestraux du tisserand, de la dentellière…Du fond de sa solitude n’y a-t-il pas eu, comme une mémoire remontant lentement à la surface et se cristallisant, comme l’eau salée à l’abri des vagues…

Il semble bien y avoir dans ce travail sublime, les gestes patients et habiles de l’artisan. Ces gestes modestes, répétés inlassablement et qui occupaient toute une vie, ces gestes qui tissaient la vie et nous faisaient voir le fil du temps que l’on ne voit plus et qui file…

Puis me vint devant ces dessins imaginaires de cathédrales une autre curieuse mise en parallèle, si éloignée de cet art modeste des artisans …

« Bâtissons une cathédrale ! », lançait dans les années 90, l’artiste allemand Anselm Kiefer ; dans un recueil d’entretiens entre les plus reconnus des artistes contemporains du moment ( Beuys, Kounellis, Cucchi,…) .

« Bâtissons une cathédrale ! » devenu le titre de ce recueil cherchait à résumer leur projet ambitieux qui était de faire revivre, pierre après pierre, l’art de ses ruines…

Anselm Kiefer, quelques années plus tard, se retrouva seul à vouloir encore poursuivre ce projet colossal. Il donna naissance à une œuvre grandiose avec ses tableaux monumentaux, ses installations ou sculptures impressionnantes. Fasciné par son œuvre, j’allais jusqu’à visiter ses ateliers, ses domaines…

Cette œuvre imprégnée d’histoire (avec cette question du comment survivre en étant artiste allemand né en 1945 …), mais aussi imprégnée de littérature, de poésie, de philosophie, de cosmologie, d’histoire des arts, avait comme projet d’occuper l’espace mais aussi tous les champs artistiques et les champs de pensées.

Cette œuvre m’impressionna et m’impressionne encore mais alla jusqu’à m’infliger une forme d’écrasement, décourageant longtemps mes recherches et mes modestes projets.

Si la nécessité m’est apparue ici d’évoquer cette œuvre d’Anselm Kiefer, c’est qu’elle rencontra paradoxalement dans mon esprit l’œuvre de Marcel Storr comme peuvent se rencontrer deux extrêmes, deux mondes opposés, et ici avec comme point de jonction le même projet de bâtir une cathédrale…

L’un sans connaissance ou si peu, mis à l’écart, invisible, peignant dans un réduit humide ses feuilles blanches, l’autre, artiste-érudit, artiste-roi, Falstaf omnipotent peignant dans son usine des tableaux démesurés. L’un seul, l’autre flatté, courtisé, entouré d’un phénoménal dispositif muséal, médiatique et marchand indispensable à l’œuvre. Tous deux, désespérés, poussés vers cette même élévation…

Permettez-moi, à présent, Monsieur Marcel Storr, de m’adresser à vous directement, pour vous remercier, vous remercier d’un tel cadeau, vous remercier de m’avoir rappelé que l’art se trouve là où on ne l’attend pas, comme le disait Jean Dubuffet. Mais j’aimerais vous dire aussi que le mot d’art brut qu’il a inventé ne vous convient pas. Votre art, Monsieur Marcel Storr n’a rien de brut, il est subtil, fragile, délicat parfois, ce qui ne l’empêche pas d’avoir la force du grand art. Il n’est pas brut, ni sauvage ni grossier, il a le raffinement de votre profonde intelligence de votre immense honnêteté.

Monsieur Marcel Storr, sachez également que votre œuvre est enfin apparue au grand jour dans un siècle que vous n’avez pas connu, un siècle désorienté, où l’art n’a jamais été à ce point une production issue de ces usines-ateliers pour alimenter très vite un commerce que plus personne ne comprend.

Sachez, Monsieur Marcel Storr que j’aimerais par ces mots apporter ma très petite pierre à la préservation de votre œuvre qui ne devra jamais être dispersée, émiettée pour contenter un marché capable de tout et du pire…Sachez qu’elle nous est arrivée intacte, préservée bien à l’abri, rue des martyrs…

Sachez aussi que vous avez eu une belle vie et vous seul le saviez, vous avez sans doute bien fait de dissimuler si longtemps vos œuvres. Vos œuvres n’aiment pas tant la lumière…Vous avez stoppé net un tableau parce qu’une observation avait été faite sur votre manière de faire, élaborée année après année, votre solitude était devenue une amie indissociable de votre œuvre…Sachez que ce tableau inachevé, je l’ai trouvé magnifique, aussi…

Même si les années l’avaient permis, nous n’aurions sans doute pas pu nous rencontrer, nous n’aurions jamais pu parler d’art, ni de rien, vous étiez loin dans votre monde, je vous aurais trouvé inaccessible,rigide, fermé, mégalomane aussi, fou peut être …Fou, cet adjectif que l’on lance si vite, parce qu’un être vous échappe, ce mot que l’on élève, sans y penser, comme un mur qui nous sauve de nous-mêmes…Mais je vous ai rencontré, Monsieur Marcel Storr, de la plus belle des manières…

Sachez que votre œuvre semble avoir éclairé ma vie pour longtemps, mais aussi éclairé un monde de l’art perdu, cramponné à des repères fragiles et mouvants. Sachez que certains ont comparé la mise au jour de votre œuvre à la découverte des grottes de Lascaux. Est-ce un juste parallèle, nul ne peut le savoir encore, mais comme ces hommes de Lascaux vous êtes parvenus à nous rappeler que l’art se cache, que l’art peut par le génie transcender le temps et qu’il se trouve là où les hommes creusent, creusent encore, au plus profond de leurs âmes…

Monsieur Marcel Storr, j’ignore ce que vous avez su, ce que vous avez vu des autres artistes, vous rejetiez Picasso ; auriez-vous aimé Paul Klee ? Comme lui, vous êtes parvenu à une transparence, une élégance des couleurs, une précision du trait aussi, mais vous étiez si loin, ailleurs…

Aviez-vous vu Cézanne? Il semble que vous ayez retenu sa leçon, à moins que vous en ayez juste eu l’intuition, l’intuition que le vrai, le beau, se trouve dans le tableau qui se fait sous vos yeux, plus que dans la poursuite d’un réalisme qui ne mène à rien. L’œil concentré sur des détails, vous négligiez la perspective, la logique des plans, l’horizon jamais horizontal, sans doute ignoriez-vous certaines règles faute de ne pas les avoir apprises mais vous pressentiez que ces anomalies ne nuiraient en rien à la beauté de vos œuvres. Vous étiez un pauvre indigent, inconnu de tous, pas même un artiste maudit, pour cela il faut déjà être un artiste aux yeux des autres, vous n’étiez rien mais vous aviez en vous tous les rêves du monde…Sans doute auriez-vous compris les mots de Cézanne « L’art est une religion, son but est l’élévation de la pensée ».

Aujourd’hui du haut des flèches de vos cathédrales, vous nous observez, comme sur vos peintures, vous nous apercevez, minuscules couples de chromosomes, ridicules silhouettes restées tout en bas, en bas, comme vous l’étiez, en apparence…

Que Charles Juliet, m’autorise, pour conclure provisoirement ce dialogue avec vous, à rapporter ce qu’il écrivit à propos de Cézanne au terme de son ouvrage « Cézanne un grand vivant » ; ces quelques mots parlent aussi de vous Monsieur Marcel Storr :

Qu’on vous ait à ce point méconnu est somme toute conforme à la nature de la quête dans laquelle vous étiez engagé. L’être qui atteint à la grandeur est aussi le plus humble, le plus anonyme. Il ne peut que passer inaperçu…


Et pour accompagner ce texte le tableau préféré de Marc ...



 
 

MARC PEREZ ET LES GRIGRIS

LE SITE DE MARC PEREZ 

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