lundi 23 janvier 2017

LE FLAMBOYANT REGARD DE LAURENT DANCHIN PAR PHILIPPE GODIN




Laurent Danchin dessiné par son ami artiste Jean -luc Giraud et co-fondateur de l'association Mylecium


 Laurent Danchin fait partie des premiers critiques qui firent vibrer la flèche de la création brute, jusqu’à en faire trembler le monde de l’art contemporain. En hommage à ce lutteur implacable, nous livrons l’intégralité d’un entretien en forme de manifeste !



 Marcel Storr - crédit Kempf.


Le critique Laurent Danchin, infatigable défenseur de l’art brut et de la création singulière, s’est éteint à l’âge de 70 ans. Avec une opiniâtreté instinctive, cet ancien agrégé de Lettres Modernes fustigea, sans relâche, les institutions culturelles contemporaines qui exposaient, à ses yeux, un art trop « dévitalisé ». D’une fidélité, peu commune, à la pensée de Jean Dubuffet, il contribua à la diffusion de l’art brut, bien avant que le marché ne s’empare de cette terra incognita de la création, et n’en fasse une nouvelle manne financière pour foires et collectionneurs décomplexés. Il est l’auteur d’une bibliographie incontournable sur ce sujet.
Diplômé d’histoire de l’art et d’esthétique à la Sorbonne, il refusa d’intégrer une carrière universitaire pour choisir d’enseigner dans des lycées réputés difficiles, à Nanterre et Boulogne-Billancourt jusqu’en 2006.
Il fut également un brillant commissaire d’exposition, comme en 2009 à la Halle Saint Pierre, avec une rétrospective en hommage à Chomo (le créateur « ermite » de la forêt de Fontainebleau). À la fin de l’année 2011, c’est au Pavillon Carré de Baudouin qu’il offrit l’un des plus grands succès culturel et « populaire » que Paris ait jamais connu avec l’exposition Marcel Storr, bâtisseur visionnaire. Plus de 22 300 personnes eurent, alors, la chance de découvrir l’intégralité des architectures psychédéliques dessinées clandestinement par…un balayeur du bois de Boulogne.
Mais, c’est en 2014, qu’il proposa son exposition la plus personnelle: Génie savant-génie brut à l’abbaye d’Auberive. Nous avions décidé de consacrer le premier billet de la Diagonale de l’Art à cet événement tenu à l’écart de Paris, sous la forme d’une interview. Laurent Danchin se prêta avec générosité à l’exercice en rédigeant, de sa main d’écrivain, chacune des réponses apportées à nos questions (encore, trop chargées de conceptualisations « brutes »). Pour des raisons techniques, Libération retarda l’ouverture de notre blog, et l’entretien ne fut pas mise en ligne.
Nous livrons, aujourd’hui, en hommage à ce « lutteur implacable » l’intégralité de cet autoportrait en forme de « manifeste ».



Entretien avec Laurent Danchin autour de l’exposition mycélium génie savant- génie brut

Juin 2014

La Diagonale de l’art : L’exposition mycélium génie savant- génie brut dont vous êtes le commissaire présente quelque vingt-cinq créateurs de nationalités et d’origines différentes, travaillant avec des médiums les plus divers – dessins, peintures, collages, photographies, broderies, sculptures ou assemblages – et avec des matériaux et des techniques tout autant hétérogènes (des plus rustiques comme la broderie ou l’usage de coquillages aux plus sophistiqués via l’image numérique, le morphing, etc.). Pouvez-vous nous dire quel est le fil conducteur qui relie toutes ces œuvres et tous ces artistes ? Quelle est l’unité qui donne la cohérence interne à cette imposante exposition ?

Laurent Danchin :
C’est une exposition qui se veut un éloge de la diversité et de la variété des capacités créatives de l’individu, et donc de l’espèce humaine. J’ai regroupé effectivement 25 créateurs que j’aime – je ne dis pas ‘artistes’ parce que parmi eux il y a 19 autodidactes dont certains ne se seraient jamais considérés comme des artistes, plutôt comme des ouvriers ou des artisans inspirés, et il y a, mais ce n’est pas voulu, 8 nationalités différentes : un Colombien, un Algérien, un Portugais, deux Américains, un Angolais, un Croate, un anglais, et des français évidemment. L’ensemble sur au moins quatre générations (le plus âgé est né en 1884, le cadet en 1975), et avec 6 femmes seulement pour 19 hommes, mais ce n’est pas le nombre qui compte, c’est la qualité. Donc, en tout, 25 créateurs, pour 25 univers différents. Chacun avec son histoire, sa sensibilité, ses aptitudes particulières. Comme nous tous. Ce qui fait l’unité de ce rassemblement ? D’abord que tous sont des créateurs-nés, de très fortes personnalités qui ont suivi leur nature profonde, en dépit des modes et du marché. Et aussi, je suppose, le fait que c’est moi qui les ai choisis : une collection est toujours plus ou moins un autoportrait.

La Diagonale de l’art : Le sous-titre de l’exposition génie savant- génie brut ne procède t-il pas d’un usage de l’oxymore en parlant de génie brut ? L’usage du mot génie dans cette rétrospective d’art brut peut, en effet, paraître comme une forme de provocation (volontaire peut-être) qui aurait pu susciter les foudres des fondateurs de l’Art Brut – aussi bien Dubuffet que Michel Thévoz – qui n’ont eu de cesse de vouloir destituer cette figure tutélaire du génie inhibant les velléités créatrices chez l’homme du commun. Rappelons juste que Michel Thévoz, ancien directeur de la collection de l’art brut de Lausanne, écrivait notamment : « le mythe du génie créateur et le statut d’exception octroyé à l’art dans notre culture nous font oublier que, après tout, l’impulsion artistique, plus encore que le bon sens, est la chose du monde la mieux partagée. Il suffirait d’une part, d’évoquer les sociétés dites primitives dont les manifestations symboliques ont un caractère essentiellement collectif, pour rappeler ce caractère particulièrement inhibant du modèle du génie. Et, d’autre part, le fait que dans notre société elle-même, chaque enfant, à quelque milieu qu’il appartienne, s’exprime spontanément par le chant, la danse, la mimique, le modelage, le dessin, avant même de savoir écrire. »

Laurent Danchin :
Sans passer par Thévoz, je connais bien le point de vue de Dubuffet et dans la biographie que je lui ai consacré, en 1988, je publiais une lettre inédite au fils de Philipe Dereux, où il disait : « Toute chose existante existe en immense profusion, est présente partout, foisonne en vous-même. Le génie, mon cher Dereux, le don de création, il est aussi commun que le carbone et l’hydrogène, et nul être humain n’en est démuni. Le premier pâtissier venu qui croisera votre chemin en regorge. Pas de quoi être fier ! » L’idée est généreuse, stimulante, elle fait partie du ‘gauchisme’ de Dubuffet. Mais j’ai enseigné 37 ans dans les banlieues populaires de Paris, à des milliers d’élèves, et je sais d’expérience que, si on ne peut jamais affirmer avec certitude que quelqu’un, tant qu’il n’est pas mort, est incapable de faire ci ou ça, en revanche, statistiquement, on constate que les créateurs sont rares, et ceci dans tous les milieux. J’aime dire que, virtuellement, tous les êtres humains sont créateurs, mais que, comme les plantes, si la plupart font de la tige et des feuilles, très peu vont jusqu’à la fleur et au fruit. A la limite, c’est une question d’intensité, d’énergie. Les vrais créateurs sont l’exception, mais tout le monde peut être appelé et dans les conditions les plus improbables. C’est pourquoi j’ai mis cette exposition non sous le signe de Dubuffet, mais de John Ruskin, qui à 33 ans, en 1852, écrivait à son père : « On abuse sans doute du mot génie, mais c’est quelque chose qui existe, et cela consiste principalement dans le fait qu’un homme fasse des choses parce qu’il ne peut pas faire autrement – des choses de nature intellectuelle, je veux dire. » Et il ajoutait : « Je ne me considère pas moi-même comme un grand génie, mais je crois que j’ai du génie; quelque chose qui diffère de la simple intelligence, car je ne suis pas intelligent au sens où le sont des millions de gens – avocats, médecins et autres. Mais il y a en moi un instinct puissant, que je suis incapable d’analyser, de dessiner et de décrire les choses que j’aime – non pas pour la gloire, ni pour le bien d’autrui, ni pour mon propre avantage, mais une sorte d’instinct qui est comme celui de boire et de manger.». On ferait bien aujourd’hui de revenir un peu au « stupide XIXème siècle ». Le génie, c’est cet instinct créateur, que certains individus manifestent plus fort que d’autres. S’ils ne sont pas passés par les écoles, ils le manifestent à l’état brut, sinon de façon beaucoup plus savante et sophistiquée, d’où le sous-titre de l’expo. Mais bruts ou savants, les vrais créateurs peuvent toujours parfaitement aller ensemble. C’est le faux qui ne peut pas cohabiter harmonieusement avec le vrai. Comme m’a dit une visiteuse : si vous choisissez de bons légumes, la soupe ne peut pas être mauvaise.


 Franck Kakussuamesso Lundangi (né en 1958 en Angola), footballeur professionnel.

La Diagonale :
Cette exposition a lieu dans un endroit atypique et très loin de Paris. Est-ce aussi une volonté de décentraliser l’art d’un certain parisianisme ? De plus l’Abbaye d’Auberive est dirigée par une personnalité elle-même hors-norme. Est-il important qu’il y ait d’autres acteurs de la vie artistique pour qu’émergent d’autres formes de créativité ?


Laurent Danchin : Là encore tout s’est fait spontanément, de façon naturelle. Jean-Claude Volot est un collectionneur très indépendant, qui est attiré surtout par une forme d’expressionnisme assez viscéral, mais aussi par toutes les marges de la création contemporaine, dont l’art brut. Il a acheté cette abbaye parce qu’avec son grand nombre de salles et de cellules, elle permettait d’exposer ensemble, mais de façon séparée, des univers artistiques différents. C’est exactement ce qu’il me fallait. Jean-Claude et moi, nous nous connaissons depuis une vingtaine d’années, nous avons suivi souvent les mêmes artistes. Il connaît mon travail et il m’a donné carte blanche pour être le commissaire de la 9ème exposition d’été de son centre d’art. C’était inespéré : avec Jean-Luc Giraud, cela faisait deux ans que nous rêvions d’une exposition dans l’esprit de mycelium, pour montrer le type d’auteurs qui figurent sur notre site. Et je cherchais qui pourrait me donner les moyens de montrer le travail numérique de Jean-Luc, que les gens croient connaître parce qu’ils le regardent distraitement sur l’écran de leur ordinateur, alors qu’il devient vraiment troublant et spectaculaire quand on le voit au mur, dans les conditions d’une vraie exposition. Le mycélium, c’est le réseau souterrain de racines des champignons. J’en ai fait une métaphore, celle du réseau organique de connexions qui s’établissent, par affinités, entre les créateurs. Par opposition à Internet et à tous les réseaux sociaux électroniques. Que cette exposition ait lieu dans un site atypique, loin de Paris, n’est pas un hasard : c’est toujours dans les marges que se développent les propositions nouvelles. Mais cette exposition se mérite : il faut faire l’effort d’y aller, et ceux qui l’auront vue, je crois, ne l’oublieront pas.

 Jim Sanders



La Diagonale : Tous ces artistes exposés semblent avoir dû mener une double vie pour réaliser leur création : soit du fait d’une rupture existentielle (maladie, marginalité), soit d’une forme d’expérimentation à la manière de Kafka qui composait ses étranges nouvelles la nuit et s’enfermait dans l’anonymat d’un travail ennuyeux le jour. Cette dualité de « vampire » doit-elle être perçue comme l’échec d’une société incapable d’offrir à ses sujets les moyens de réaliser les impulsions créatrices qui sommeillent en eux, ou bien constitue t-elle une survivance du statut d’artiste maudit cher au romantique ?

Laurent Danchin : C’est vrai que la plupart de ces auteurs, comme Kafka, ont exercé ou exercent encore un métier alimentaire, ou ont quitté un premier job pour se consacrer entièrement à la création : Joël Lorand était pâtissier, Franck Lundangi footballeur, Ghislaine aide-soignante, Amar taxi, Antunes garçon de café, Jano Pesset magasinier, Serge Vollin gardien d’usine. Et Agnès Pataux, l’une des deux photographes de l’expo, qui fait les portraits de féticheurs d’Afrique de l’Ouest, est institutrice, tandis que Jean-Paul Vidal a été longtemps photographe sur les champs de course, après avoir été champion cycliste. Mais on oublie que Rabelais, ou Céline, étaient médecins, Spinoza polisseur de lentilles, et que Van Gogh ne voulait pas être peintre mais pasteur. Vivre de son art n’est pas forcément possible, ni souhaitable, et il faut bien avoir une expérience de la vie courante si on veut avoir quelque chose de profond à dire à travers ses oeuvres. Ceux qui parviennent à créer malgré les obligations du quotidien ont en général un univers plus fort que les artistes subventionnés. Mais il n’y a rien de l’artiste maudit là-dedans. 

La Diagonale : Ces œuvres pour la plupart ne répondent pas aux standards de l’art contemporain qui privilégie des créations plus conceptuelles, arrimées, du moins, à un ensemble de théories et de para-textes nécessaires à leur compréhension. Peut-on dire qu’elles illustrent l’hypothèse faite par Foucault dans “La folie, l’absence d’œuvre” (postface à L’histoire de la folie) : « On trouvera la vérité d’une société, et de la nôtre tout particulièrement, non pas dans les principes qu’elle affiche, mais dans son rapport avec ce qu’elle proscrit ». A savoir que l’art contemporain actuel n’est nullement le « reflet » de l’état de notre société, et qu’on peut bien mieux percevoir les enjeux de notre société dans ce qui est « rejeté » notamment sur le plan de la création par l’institution culturelle. Et, les oeuvres que vous exposez après tout ne sont-elles pas une forme de langage des exclus de notre culture et de l’art homologué (verbal, graphique ou figuratif), et parfois le langage de ceux que nous désignons comme malades mentaux ? Ces oubliés de l’art qui sont pour la plupart ici des « manuels », au sens noble du terme, ne témoignent-ils pas notamment de ce déclin du travail manuel, du mépris pour le dessin par exemple, qui confère à contrario, au ready made notamment, le statut d’un art prétendument conceptuel qui ne veut plus se salir les mains ?

Laurent Danchin : Tout d’abord il faut lever une équivoque : il n’y a pas de malades mentaux dans cette exposition. Jose Abello Vives, le Colombien, était trisomique, mais c’est un handicap et non une maladie, ça n’est pas du tout la même chose. On associe trop souvent l’art des marges ou l’art brut à la maladie mentale, comme s’il fallait être malade pour être différent, sortir du rail de la conformité ambiante. Mais dans tous les domaines de notre société il y a des résistants, et ils ne sont en rien malades. C’est vrai que tous ces auteurs ont une approche intuitive, instinctive, de la création, donc anti-conceptuelle, c’est leur principal point commun, et en cela ils sont à l’opposé de la conception pseudo-scientifique de l’art qui prévaut dans les écoles et les universités. Savoir s’ils représentent le refoulé de la société actuelle et surtout de la culture dominante, seule la suite pourra le dire. Mais vous avez raison de souligner qu’il y a dans toutes ces œuvres un retour des savoir faire, donc de l’aspect artisanal de l’art, qui était encore la base du travail des artistes à la Renaissance. Paul Amar ou Youen Durand par exemple ont développé chacun une technique très élaborée du travail du coquillage, ou Mister Imagination de l’usage des bottlecaps, de même que Jeanne Giraud a inventé sa manière à elle, très ‘artiste’, de pratiquer la broderie. Quant à l’usage que fait son fils Jean-Luc de l’image numérique ou de l’imprimante, elle rejoint le travail traditionnel du peintre, mais d’une façon complètement nouvelle. Antunes a ses ‘trucs’ pour tirer parti des racines et des bois flottés, Joseph Kurhajec, dans ses fétiches imaginaires, est un maître de la céramique et de l’assemblage, et pour faire ses « jumeaux d’artistes » Jean-Paul Vidal a dû mettre au point un procédé artisanal beaucoup plus simple que photoshop. De même les Staëlens, comme des musiciens, ont développé une technique unique de travail à quatre mains. Mais s’ils n’ont pas leur place dans les grands réseaux de ce qu’on appelle l’ « art contemporain », tous ces auteurs ne sont pas pour autant des « oubliés de l’art » : ils figurent presque tous, parfois depuis longtemps, dans les réseaux alternatifs qui se développent actuellement un peu partout dans le monde. Est-ce la relève ? L’avenir ledira. Il ne faut pas oublier que l’histoire de l’art est faite, elle aussi, de révolutions.



 Jean-Michel Chesné

La Diagonale : On est frappé également par la richesse graphique d’un grand nombre d’œuvres dans cette exposition, notamment celles de Jean-Michel Chesné, Joël Lorand, et Jim Sanders, et bien sûr de Catherine Ursin. Est-ce à ce niveau que l’art brut peut constituer une source d’inspiration inépuisable pour les artistes savants ?

Laurent Danchin : C’est vrai que le dessin est très présent dans cette exposition. Pour moi le dessin est comme le squelette des arts visuels, de l’image, mais aucun de ces artistes n’est un créateur brut. Chesné et Lorand sont des autodidactes qui, sans doute, ne sauraient pas dessiner au sens académique, mais ils ont inventé leur répertoire de formes de façon très raffinée et ils ont une culture très variée. Quant à Jim Sanders, il a fait une école de graphisme en Angleterre, et Catherine Ursin a une formation d’infographiste. S’ils reviennent tous à des matériaux bruts, comme Ursin, qui travaille le métal à la façon des bossmétal haïtiens, ou alors à une forme de graphisme primitif comme Sanders, c’est, je pense, par réaction contre l’environnement numérique et la désincarnation grandissante du tout digital dans la société actuelle. Par un besoin aussi de retourner symboliquement à une sorte de chamanisme imaginaire à un moment où les sociétés ‘primitives’ sont en train de vivre leurs derniers instants. Mais les vrais dessinateurs savants de cette exposition n’ont rien à voir avec l’art brut. Ce sont Giraud et Vrankic qui, tous deux, chacun à sa manière, dépassent l’académisme, Giraud en hybridant la grande tradition de la peinture avec le numérique, et Vrankic en introduisant dans ses dessins géants des procédés pseudo photographiques qui donnent à son univers une présence inquiétante de fausse image 3D.


 Catherine Ursin, La Louve


La Diagonale : Les créateurs que vous présentez ont des origines très diverses : colombienne avec Francisco Abello Vives, algérienne avec Paul Amar et Serge Vollin, portugaise pour Joaquim Baptista Autunes, américaine pour Joseph Kurhajec, africaine avec Franck Kakussuamesso Lundangi, anglaise, bigoudène et bien sûr française à l’instar du célèbre Abbé Bernard Coutant, le découvreur de Gaston Chaissac. Peut-on parler d’une internationale de l’art brut ? Et peut-on penser que l’art brut n’a pas de racines locales, bref qu’il est universel et indépendant des cultures qui l’ont vu naître ?

Laurent Danchin : Vous revenez sans cesse à l’art brut : mais ce n’est pas une exposition d’art brut et il n’y a pas de vrais auteurs d’art brut dans cette exposition ! En revanche, il y a des auteurs – et ils constituent la majorité – qui ont une approche brute de la création, c’est-à-dire qu’ils ne maîtrisent pas les codes académiques – dessin, sculpture, peinture – et qu’ils ont donc inventé leur propre façon de faire avec des moyens plus rudimentaires. En quoi ce ne sont pas de faux primitifs, ou primitifs volontaires, comme Klee, Picasso ou Dubuffet. Serge Vollin, par exemple, qui ne sait pas dessiner au sens professionnel, a inventé un style ‘naïf brut’, d’apparence enfantine mais très cohérent, qui lui permet d’exprimer toutes les images qu’il a en tête. De même Germain Tessier, le « peintre du Terroir », était arrivé à la perfection d’une sorte de pop art naïf qui n’appartient qu’à lui. Raymond Reynaud, dont nous montrons le chef d’œuvre, son Jean de Florette, avait même créé une école pour diffuser la méthode de son « art singulier ». A l’inverse, Maïthé D., qui est passée par les beaux-arts, manifeste dans ses natures mortes imaginaires un sens abouti des couleurs et de la composition, et Giraud ou Vrankic sont tellement forts en dessin qu’on a l’impression qu’ils pourraient tout faire et que le moindre de leurs traits semble doué de vie. Les premiers sont en-deçà, les seconds bien au-delà de la maîtrise des techniques académiques, mais tous ont en commun d’avoir un univers propre et un besoin urgent, maniaque, de l’exprimer. C’est ça la création – l’Art, on s’en fiche –, et là on rejoint Dubuffet. Quant à savoir ce qu’il y a de local ou d’universel là-dedans : je pense qu’aujourd’hui toutes les cultures sont en train de se mélanger et que chacun, malgré tout, porte son histoire et des traces du terreau culturel où il est né, mais le propre de la création est, justement, de permettre, en inventant ou explorant des mondes strictement individuels, de transcender les limites de nos origines et d’atteindre paradoxalement, à travers l’affirmation de la singularité, une forme d’universel.



  Paul Amar, Sculpture de coquillages



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