lundi 17 février 2020

GROS PLAN SUR CORINNE DEVILLE A CHARLEVILLE

Artiste prolifique mais jamais exposée, la voici pour la première fois à Charleville !





"Sa vie n’est pas forcément liée au bonheur et à la réussite, mais à une nécessité absolue d’être ce qu’elle est. Je pense qu’elle survivait aussi parce qu’elle sortait tout ça d’elle. Elle ne pouvait pas s’en empêcher"
  
Vitalie TAITTINGER
















Jérôme Descamps a eu la gentillesse de me donner pour les Grigris ce très beau texte (paru dans la revue Process de Reims), j'espère que vous le lirez en entier car c'est un texte magnifique  :

Un long basset artésien rouge
Une raquette de tennis bleue posée sur une chaise
Une fête de 14 juillet avec fanfare et fête foraine
Des chiens aux grandes oreilles ou, peut-être, des ânes ?
Un brasier rouge incandescent d’où nait une vierge en robe bleue
Une charrette Kamerun tirée par une autruche en bottes
Un orchestre noir joue avec les couleurs du Jazz de Matisse
Une maison flambe devant un soldat en larmes
Un long chemin rouge serpente du bas au haut de la feuille entrelaçant moult animaux comme dans les Poyas traditionnelles de Suisse
Des figures noires comme des ombres, des spectres qui peuplent certains tableaux, des « autres-soi » qui essayent de se dégager des bombes et des éclats de sang

Vous entrez dans le monde de l’artiste Corinne Deville, vous n’êtes pas prêt d’en sortir. De grands dessins aux crayons de couleurs, aux feutres, à la gouache.

D’abord le cadre. La feuille comme un espace de création, une volonté de tout occuper, de ne rien laisser de côté, elle ne choisit pas, elle montre tout. Le plus souvent la ligne frontière du papier est ornée d’une vaguelette de couleur quand ce n’est pas un personnage qui pointe le bout de son nez comme s’il voulait regarder la scène au centre de la feuille.

Ensuite vient le bestiaire. Comme dans les tapisseries médiévales les animaux se superposent sans soucis pour la perspective. Les animaux d’ici sont fantastiques ou réels, fréels peut-être ? Ils empruntent aux uns et aux autres, ils volent, nagent, courent, avec des têtes expressives, de grands yeux, parfois des sourires. Ils sont en mouvement dans chaque dessin, ils se superposent aux humains, des femmes, des hommes, des militaires, des prêtres, des mères. Les animaux accompagnent tous ces personnages issus d’un même imaginaire. Corinne Deville fait une déclaration d’amour touchante aux chiens, ils ont chacun leur personnalité, des « presqu’humains », compagnons indispensables pour supporter les vicissitudes.

Enfin, il y a les couleurs. Peu de dégradés, Corinne Deville s’en remet à la force des couleurs primaires, une évidence qui doit remonter à l’enfance. Elle est directe, elle empoigne les couleurs pour s’exprimer avec le plus de puissance possible. Chaque dessin s’agrippe à notre rétine.

Concentrons-nous sur ce que cette artiste nous raconte. Il faut prendre le temps d’entrer dans chaque image, l’œil se promène, découvre, assemble, s’amuse et s’émeut de tous les détails. Chaque dessin est un instantané de sa vie, nous donne des nouvelles d’elle-même et du monde. Ou plutôt, ce qui la hante fait dessin : les bombes explosent, des corps pendus sont noirs, des corps rouges sont démembrés, des visages s’allongent (influence du Cri de Edvard Munch ?), des rires, des pleurs pendant que volent les livres de Rimbaud, Voltaire et même le Coran. Dans son monde singulier, Alfred Copeau, le Vieux Moulin et l’usine Deville se retrouvent en Suisse à côté de Nestlé et d’un chien Swatch/Swiss made, une ville est entièrement peuplée de chiens : Maison de l’amour des chiens, Maison pour les vieux chiens, École des chiens et, comme dans toute les villes, Police et Prison.

Ici, tout est possible, même de voir Adam et Eve, corps noirs ornés de colombes, courant dans un paradis d’animaux qui ont des colliers de perles, des chandelles, des croix helvètes. Une course ? une fuite ? Un trajet fulgurant vers la fin de l’Eden et le précipice de la condition humaine ?

Art brut, Art naïf ? Peu importe. Et si nous étions au plus près de la pulsion d’art ? L’art sans afféteries, l’art sans le discours sur l’art, l’art d’un geste sorti des tréfonds d’un être humain. Corinne Deville se dévoile, elle est une femme nue qui s’offre à nous, elle se montre telle qu’elle est, joyeuse ou sombre, debout ou courbée par la vie qui passe.

Peu de titres, quelques phrases : « Ce dessin est fait le jour de la mort de Colette au Chili », « Le soleil se couche », « Ici repose Corinne Deville et ses chiens bien aimés et sa sœur chérie », « Mme Salem mon amie est morte hier », « Vive le roi, la liberté, la révolte », « L’homme qui sort de prison » et l’indépassable « Merde, j’ai la grippe ».

Il y a aussi des annotations d’une écriture au crayon de mine fine et bien formée qu’il faut chercher dans chaque tableau « Aujourd’hui hommage à Sydney Bechett 16 mai 1999 Jazz, Jazz, Jazz », « la malédiction, la peur, l’angoisse et la souffrance, l’infinie douleur », « Prière pour les marins du Koursk 12 août 2000 » et souvent la mention « fait avec un bras » sans doute signe d’un épuisement, d’un empêchement. Des dessins comme un livre d’heures.

Le parcours se fait sur deux lieux, le Musée de l’Ardenne qui offre des œuvres anciennes où on peut lire dans certains tableaux l’influence des grands peintres et à la Maison des ailleurs, maison d’Arthur Rimbaud adolescent, devenue musée impressionniste autour des œuvres du poète. Le cheminement se fait sur deux étages. Avec son escalier qui craque, ses papiers peints usés, ses fenêtres qui donnent sur l’île du Vieux Moulin et les œuvres permanentes d’artistes photographes ou graveurs de planchers, on ne peut rêver meilleur endroit pour découvrir ce foisonnement. A l’angle d’une fenêtre surgit une locomotive longiligne, assemblage de bois et de boîtes de conserve qui évoque l’univers des fusils et avions d’André Robillard. Une lettre sous vitrine : « (…) J’ai vissé troué et percé dessiné échoué et recommencé mille fois personne ne s’en rend compte – Moi si – Alors je pense que j’ai fait un chef-d’œuvre car ce véhicule crache tout ce que j’avais dans ma tête (…) » lettre du mercredi de fin septembre 1977 à Reims.Ce n’est pas le seul écrit de Corinne Deville et c’est une autre plongée. Sous les verres protecteurs, des mots simples, des lettres sans fards, des images fulgurantes qui vous prennent au cœur, de la vie à l’état brut. A un de ses fils :

Si ta vie veut réussir
Il y a le rire
Il y a dormir
Rire de soi-même
dormir avec celle qu’on aime
Ris de toi ris de toi ris de toi
Et fais le tant de fois
Que tu ne penses plus à rien
Qu’à dormir et à être bien.
Ceux qui ne savent plus rire
Ont les yeux fermés à jamais
Et personne ne pourra ouvrir
Ces grands murs de galets.
Je te donne une clé comme ça
faisant ce que tu voudras.*

[*orthographe respectée]

Quoi dire de plus ?

 Corinne Deville, née ardennaise a habité entre Charleville, Reims, Paris et la Suisse. Elle a vécu un amour sans faille avec Jean Taittinger, des lettres en témoignent avec force et poésie. Vieille dame aujourd’hui, elle vit en Suisse, pays tant dessiné. Ce qui la différencie des peintres traditionnels c’est, peut-être, qu’elle n’a jamais voulu exposer. Elle a mené son travail en solitaire, comme un besoin irrépressible, loin des yeux dévorants du marché de l’art. Ses enfants ont voulu cette rétrospective. Ils ont ouvert les boites et les cartons pour nous offrir ce panorama secret et fascinant. On n’est pas loin des œuvres d’Aloïse Corbaz avec cette façon de remplir et d’enchanter une feuille de papier ou d’Henry Darger qui dépeint si bien les affres de l’enfance aux prises avec le monde des adultes. Une visite lente, enjouée et studieuse pour se questionner sur ce qui fait Art.


LE SITE DE L'ARTISTE

CORINNE DEVILLE ET LES GRIGRIS DE SOPHIE

LE LIEN VERS FRANCEINFO

(cliquer)


L'exposition est prolongée jusqu'au 23 février

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