lundi 26 juillet 2021

LES ROSES FAUVES DE CAROLE MARTINEZ

 


Lola vit en Bretagne au-dessus du bureau de poste où elle travaille. Elle est jolie, sage et boiteuse. Elle ne désire rien et se dit comblée par son jardin. Dans son portefeuille, on ne trouve que des photos de son potager et, dans sa chambre, face au grand lit où elle s'interdit de rêver, trône une armoire de noces pleine des cœurs de ses ancêtres.
Dans la région d'Espagne où sont nées ses aïeules, quand une femme sent la mort venir, elle brode un coussin en forme de cœur qu'elle bourre de bouts de papier sur lesquels sont écrits ses secrets... À sa mort, sa fille ainée en hérite avec l'interdiction absolue de l'ouvrir. Des cœurs de femmes battent dans la vieille armoire de Lola. Ils racontent une histoire qui a commencé en Andalousie, il y a plus d'un siècle. Lola se demande si elle est faite de cette histoire familiale qu'elle ignore, si le sang des fables coule de génération en génération, s'il l'irrigue de terreurs et de peines qui ne lui appartiennent pas, mais agitent ses profondeurs. Sommes-nous écrits par ceux qui nous ont précédés ? Il faudrait ouvrir ces cœurs pour le savoir...
Un jour, l'un des cœurs éclate, libérant les secrets de son aïeule Inès Dolorès, ainsi qu'un plus petit cœur rempli de graines, d'où naîtront des roses au parfum envoûtant qui envahiront le jardin. Saura-t-elle se laisser porter par son désir, s'affranchir de la voix de son père qui lui a prédit un destin de solitude ?

Carole Martinez, formidable conteuse, habite ses récits comme personne. Elle libère ses personnages, morts et vivants, et nous embarque à leur suite dans un monde épineux et baroque où le merveilleux côtoie le réel et où poussent des roses fauves.

 

Quelques extraits ......

J'avais déjà pris Tom, mon neveu préféré, à la Toussaint. C'est pendant cette semaine-là justement que tout a commencé. Tom a repéré une faille dans le mur du fond du jardin. Il m'a demandé ce qu'il y avait de l'autre côté. Je lui ai dit que c'était un cimetière et, comme il n'avait pas l'air de saisir, j'ai précisé qu'un cimetière, c'était l'endroit où l'on mettait les morts. Mon explication était certes un peu brutale, mais elle avait le mérite d'être claire, et je ne me suis pas méfiée en le voyant si joyeux, l’œil collé au trou qu'il venait de découvrir. Il a guetté les morts pendant toute sa semaine de vacances et je n'ai compris ce qu'il faisait que le jour de son départ, quand il m'a dit : Regarde, Tata, les morts, ils se promènent !  Ça m'a fendu le cœur, mais il fallait lui avouer la vérité, lui expliquer que les gens qui se promenaient dans les allées du cimetière étaient des vivants qui rendaient visite aux morts pour leur fête. Il n'a pas été déçu, au contraire, il est reparti vers le mur ravi. Une fois de plus, il y avait quiproquo, et loin de briser le monde fantastique qu'il s'était bâti, je l'avais rassuré : il aimait l'idée qu'une fois mort on puisse recevoir la visite des vivants pour discuter entre copains et faire la fête. Il m'a tout de même demandé si les morts ne risquaient pas de s'enfuir, maintenant que les murs étaient si hauts, c'était plus pour protéger les morts des vivants que l'inverse. J'avais tort. Vous croyez aux fantômes ? - Je crois aux histoires de famille, à leur capacité de nous hanter. 

 

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C'est très décevant, le jardinage. Je déteste attendre.
Écrire un livre ne demande pas un peu de patience ?
Si, beaucoup, mais quand j'écris, je suis la terre, je couve mes personnages, je les sens grandir en moi.
Mes fleurs poussent aussi en moi, je les guette, parfois je les oublie, mais elles sont là, quelque part, au fond de mon jardin intérieur.

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 Des cœurs de femmes battent dans la vieille armoire de Lola. Ils racontent une histoire qui a commencé il y a plus d'un siècle en Espagne, du côté de Malaga, là où la coutume voulait que les filles aînées héritent du cœur cousu de leur mère morte. Les femmes de cette famille n'avaient pas grand-chose à s'offrir, pas de terre, pas de maison, pas de bijoux, mais elles savaient toutes écrire, elles s'enseignaient ça de mère en fille, et leurs cœurs débordaient de secrets.

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 Combien ai-je eu de filles ? Je n’en sais rien, je n’ai jamais aimé les chiffres. Je les ai si peu senties en moi, elle se cachaient et me tombaient du corps comme des fruits mûrs. Il faudrait demander à Miguel, il a tenu le compte pour moi.

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 Je lui dis, et je m'en étonne moi-même, que je me suis réfugiée ici, dans cette histoire, pour fuir la mort de l'amour éternel, que j'y croyais pourtant, comme une enfant croit au merveilleux, mais qu'il me semble que tout finit par crever, l'amour comme le reste. Je lui dis que parfois je ne désire plus rien.
Ni sa peau que j'aime tant, ni la mienne,
Parfois je ne désire rien
Ni s'éveiller, ni m'endormir, ni rêver, ni même écrire
Parfois, je ne désire rien
Ni les grands arbres du dehors, ni le printemps brusque et coupant, ni l'été aveuglant
Parfois je ne désire rien
Ni l'eau fraîche sur mon visage au matin, ni le parfum du pain, ni le sucré, ni chant, ni cri, ni voix amie,
Rien, je ne désire rien
Pas même la fin de mon poème

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 La partie du cimetière réservée aux gitans était belle et bien entretenue. Ce peuple vit dans des roulottes, des cabanes de rien, posées dans les faubourgs les plus misérables des villes, mais dès qu'ils le peuvent, ces gens bâtissent des châteaux à leurs morts. Leur seule véritable demeure est leur tombe. Puisque aucun mouvement n'est possible une fois crevé, il est enfin temps pour eux de s'enraciner quelque part. 

 

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 Tu n'as pas froid aux yeux. Et si je te perçais à ton tour, la belle, avec mon petit couteau, si je regardais de quoi tu es faite, ce qui te donne l'impression illusoire d'exister, ce que tu as accumulé jusqu'à ce soir où tu as la malchance de croiser mon chemin, si je te perçais la panse, que trouverais-je ?
Tu trouverais des ronces, un vrombissement d'insectes et l'odeur d'un faux frêne. Ça m'est sorti sans réfléchir, j'ai continué sur ma lancée. Parler me rassurait. Je suis pleine d'une soleá chantée par un jeune mort, de milliers de roses faramineuses et d'un mélange de tristesse et de curiosité. Tu trouverais aussi la corde au bout de laquelle ma mère s'est pendue et la route, celle qui m'a blessée les pieds et que j'ai parcourue pour arriver jusqu'ici sous ton couteau.

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Je suis seule avec mes personnages, seule à broder un monde second à petits points, un texte que les nuits démaillent.

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 Mon jardin m’a enseigné l’amour. J’ai su devenir fleurs pour attirer les bourdons, j’ai joui sous mes robes, comme une rose jouit des caresses du vent, comme elle s’ouvre aux petites pattes des insectes qui la butinent, et j’ai semé la vie sans me soucier jamais de mes enfants. Je les ai abandonnés a un père idéal qui n’était pas le leur, comme on offre des graines à la terre. Que pouvais-je faire d’autre ? J’ai été élevé par un jardin.

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 Sommes-nous écrits par ceux qui nous ont précédés ? 

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 ...W.D.H. lance la conversation en montrant les fleurs.

- Mes préférées, ce sont les coquelicots, dit-il dans un français parfait. Les poilus racontent qu'ils déplient leurs corolles près des soldats à l'agonie pour leur rappeler que toute beauté est éphémère. 

Ça aide à s'endormir ! Maman les utilisait en décoction pour nous assommer. On tombait comme des mouches. D'ailleurs, depuis qu'ils ont disparu de mon jardin, je ne trouve plus le sommeil. Ils ont disparu des champs aussi, non ? C'est vrai, on en voit moins qu'autrefois. Les bleuets aussi se font rares. Tu te souviens , Nini, qu'on en mangeait pour éloigner les peines. On obligeait les garçons  qui nous aimaient à mâcher les cinq pétales des boutons d'or, ça leur brûlait la langue . Et cette question bizarre qu'on posait : " Aimes-tu le beurre?" La fleur répondait en projetant un reflet doré sous notre menton une tache de soleil. Jadis, le jardin de mes parents se couvrait de minuscules pâquerettes, écarquillées tout le jour, comme des yeux posés dans l'herbe et qui appelaient la nuit en se refermant sous leurs cils blancs et roses. 

- Moi j'aime les myosotis , dit Lola, leurs inflorescences bleues, leurs petites feuilles poilues comme des oreilles de souris et le nom que leur donnait ma grand-mère Rosa : "No-me-olvides". Elle s'en faisait des infusions pour lutter contre l'oubli.

Ces fleurs ne réparent pas la mémoire, on les appelle comme ça depuis qu'un chevalier s'est penché vers la rivière pour en cueillir un bouquet à sa belle et que, entraîné par le poids de son armure, il est tombé dans l'eau l'imbécile. On raconte qu'il a coulé à pic en tendant son petit bouquet à sa fiancé et en lui disant : " Ne m'oubliez pas".

Encore un sot qui a cru en l'amour éternel !


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 Parfois, depuis que je vis ici  dans l'espace de mes cahiers, je m'éveille la gorge serrée, comme quelqu'un qui aurait beaucoup pleuré. Est-ce que je pleure pendant mon sommeil ? Peut-être avons- nous une double vie, peut-être habitons-nous un autre monde quand nous sommes endormis, un monde dont nous ne gardons pas le souvenir. Qui suis-je quand je dors ? Qui suis-je quand j'écris ?

 

 UN LIEN 

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Merci Hélène pour ce beau cadeau !

 

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