L'homme-joie
" Partons
de ce bleu, si vous voulez bien. Partons de ce bleu dans le matin
fraîchi d'avril. Il avait la douceur du velours et l'éclat d'une larme.
J'aimerais vous écrire une lettre où il n'y aurait que ce bleu. Elle
serait semblable à ce papier plié en quatre qui enveloppe les diamants
dans le quartier des joailliers à Anvers, ou Rotterdam, un papier blanc
comme une chemise de mariage, avec à l'intérieur des grains de sel
angéliques, une fortune de Petit Poucet, des diamants comme des larmes
de nouveau-né.
Nos pensées montent au ciel comme des fumées. Elles l'obscurcissent.
Je n'ai rien fait aujourd'hui et je n'ai rien pensé. Le ciel est venu
manger dans ma main. Maintenant c'est le soir mais je ne veux pas
laisser filer ce jour sans vous en donner le plus beau. Vous voyez le
monde. Vous le voyez comme moi. Ce n'est qu'un champ de bataille. Des
cavaliers noirs partout. Un bruit d'épées au fond des âmes. Eh bien, ça
n'a aucune importance. Je suis passé devant un étang. Il était couvert
de lentilles d'eau - ça oui, c'était important. Nous massacrons toute la
douceur de la vie et elle revient encore plus abondante. La guerre n'a
rien d'énigmatique - mais l'oiseau que j'ai vu s'enfuir dans le
sous-bois, volant entre les troncs serrés, m'a ébloui. J'essaie de vous
dire une chose si petite que je crains de la blesser en la disant. Il y a
des papillons dont on ne peut effleurer les ailes sans qu'elles cassent
comme du verre. L'oiseau allait entre les arbres comme un serviteur
glissant entre les colonnes d'un palais. Il ne faisait aucun bruit. Il
était aussi simplement vêtu d'or qu'un poème. Voici, je me rapproche de
ce que je voulais vous dire, de ce presque rien que j'ai vu aujourd'hui
et qui a ouvert toutes les portes de la mort : il y a une vie qui ne
s'arrête jamais. Elle est impossible à saisir. Elle fuit devant nous
comme l'oiseau entre les piliers qui sont dans notre coeur. Nous ne
sommes que rarement à la hauteur de cette vie. Elle ne s'en soucie pas.
Elle ne cesse pas une seconde de combler de ses bienfaits les assassins
que nous sommes.
L'étang fleurissait sous le ciel et le ciel se
coiffait devant l'étang. L'oiseau aux ailes prophétiques enflammait la
forêt. Pendant quelques secondes j'ai réussi à être vivant. J'ai
conscience que cette lettre peut vous sembler folle. Elle ne l'est pas.
Ce sont plutôt nos volontés qui sont folles. Je veux ici parler
simplement de ce qu'on appelle une "belle journée", un "ciel bleu". Ces
expressions désignent un mystère. Un couteau de lumière dont la lame
fraîche nous ouvre le cœur. Nous sommes enfouis sous des milliers
d'étoiles. Et parfois nous nous en apercevons, nous remuons la tête, oh
juste quelques secondes. C'est ce que nous appelons du "beau temps".
J'imagine
quelqu'un qui entre au paradis sans savoir que c'est le paradis. Il a
des inquiétudes, des projets. Il est très occupé. Un bruit de fer, un
cliquetis d'épées l'accompagne. C'est si banal, la guerre. Et puis tout
d'un coup il y a une lumière de neige sur un étang, et un oiseau aux
ailes d'or fracasse les murailles du monde. C'est quelque chose
d'inespéré. Quelques secondes suffisent, n'est-ce pas, pour vivre
éternellement. "Nous sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels"
: cette pensée de Spinoza a la douceur d'un enfant endormi à l'arrière
d'une voiture. Nous avons, vous et moi, un Roi-Soleil assis sur son
trône rouge dans la grande salle de notre cœur. Et parfois, quelques
secondes, ce roi, cet homme-joie, descend de son trône et fait quelques
pas dans la rue. C'est aussi simple que ça.
Je n'aime que les
livres dont les pages sont imbibées de ciel bleu - de ce bleu qui a fait
l'épreuve de la mort. Si mes phrases sourient c'est parce qu'elles
sortent du noir. J'ai passé ma vie à lutter contre la persuasive
mélancolie. Mon sourire me coûte une fortune. Le bleu du ciel, c'est
comme si une pièce d'or tombait de votre poche et qu'en l'écrivant je
vous la rendais. Ce bleu en majesté dirait la fin définitive du
désespoir et ferait monter les larmes aux yeux. Vous comprenez ?"
C'est Maria
"Elle
dit "C'est Maria" puis elle se tait. A l'autre bout du téléphone son
silence est si pur qu'on rêverait de ne jamais le rompre. "C'est Maria."
La voix de la gitane, si jeune, enceinte, vibre dans une nuit profonde
d'avant Dieu. Un bijou de voix sur un écrin noir. Le timbre est sourd.
On est à l'intérieur du coeur noir d'une rose, on ne perçoit plus la
rumeur distrayante du temps, on est au centre du miracle. "C'est Maria."
Son enfant verra le jour dans quinze jours, il donnera au monde la
flamme de ses petits yeux gitans, en attendant, il n'y a que la voix
étonnée de celle qui le porte. Elle est seule avec sa bonté qu'elle ne
connaît ni n'entend. C'est avant la création, avant l'ouverture des
portes du paradis, Dieu n'est pas encore levé. Adam et Eve sont des
paysans. Les gitans les ont précédés. Ils poussaient leurs caravanes sur
la Voie lactée. Ils dormaient dans le noir entre les étoiles. Ils
frottaient leurs mains pour réchauffer Dieu qui n'est que chair, sang et
voix. "C'est Maria." Elle se présente toujours ainsi au téléphone,
comme si elle était à l'extérieur d'elle-même, comme si elle poussait
quelqu'un devant elle par timidité, pour ne pas apparaître la première
sous la lumière toujours faussée d'une conversation, et ce quelqu'un
c'est elle, "C'est Maria". Ces deux mots sont tout ce qu'il y a à penser
dans la vie. Il n'y a jamais eu d'autre énigme que celle du
surgissement d'un humain dans sa voix, dans ses mots, dans l'incendie
d'un silence.
La première fois que je la rencontre elle a dix
ans, peut-être sept : les enfants gitans semblent toujours plus âgés
tant leurs chairs sont lourdes du sang divin de l'expérience. C'est à
Avignon, en été. Elle est à côté de son frère Sorin. Je suis plus
impressionné par leur apparition que si je voyais le pape en personne.
Ils sont surnaturellement silencieux. Deux blocs de pensée avec des
émeraudes dans la pierre de la chair, à la place des yeux. Un roi et une
reine dont tout le monde ignore la présence dans les rues poussiéreuses
de soleil. Je n'ai jamais quitté ma ville, jamais quitté ma chambre et
tout d'un coup je découvre les ambassadeurs du grand ciel : deux chefs-d’œuvre qui bougent à peine, ne parlent pas, dévorent l'azur des
yeux. Dans cent ans je ne serai plus là, mais mon ombre se souviendra
toujours d'eux comme du sublime alliage du farouche et du pur. "C'est
Maria." Elle s'annonce et s'efface dans le même souffle. Les gitans ont
des pudeurs de violette. Son nom qu'elle jette en avant d'elle dans le
froid astral est comme ces nourrissons que les religieuses trouvaient
aux portes des églises, un nom confié au soin de Dieu qui est là pour
ça, pour arrêter l'hémorragie du bleu, la mise aux ténèbres d'un cœur
simple, la terreur intime d'être un jour abandonné. "C'est Maria." Il ne
se passe plus rien dans nos paroles. Nos images nous ont aveuglés. Nous
avons lavé nos visages de l'âme qui nous gênait. Dieu est à des
années-lumière de nous, même si un nouveau-né l'attrape d'un petit tour
de main. Les gitans, les chats errants et les roses trémières savent
quelque chose sur l'éternel que nous ne savons plus."
Soulages
"S'il
y a un sale passage après la mort, ce doit être l'entrée du musée de
Montpellier. Invité pour une lecture, cueilli à la gare, conduit dans
une chambre d'hôtel dont les hautes boiseries sombres semblent sculptées
au couteau comme ces horloges suisses d'où jaillit toutes les heures un
coucou survolté, j'ai trois heures à brûler avant la rencontre.
Découvrant une notice sur le musée et les tableaux de Soulages qu'il
abrite, je ressors de l'hôtel et marche sous le bleu. Le musée a un
museau sans histoire, harmonieux, posé, genre partita de Bach. Un pas à
l'intérieur et je me vois perdu, assailli par les angles noirs et blancs
peints au sol. Le hall, immense, est vide et caverneux comme un tombeau
pillé. Je ne serais pas étonné qu'on me demande de laisser mon âme au
vestiaire. On m'explique le sens de la visite. J'écoute si attentivement
que je ne comprends rien. Je vais au hasard. Et voilà. En haut du ciel,
dernier étage, les peintures de Soulages.
Ce qu'on voit nous
change. Ce qu'on voit nous révèle, nous baptise, nous donne notre vrai
nom. Je suis un enfant dans une buanderie, devant des draps noirs mis à
sécher sur une corde. Les tableaux sont de grandes bêtes vivantes
allongées, un peu engourdies d'être là. Une lumière d'or blanc bat leurs
flancs. Leur souffle est lourd, lent, imbibé de silence. Je ne sais
quoi faire devant elles qui ruminent les herbes noires de l'éternel.
Montpellier a disparu, engloutie par la paix fabuleuse de ces toiles
bien plus sûrement que par une inondation.
Une paix massive
arrive comme devant un calvaire d'or. La vision de Soulages est plus
puissante que la mort, elle l'arrête comme jadis on arrêtait un vampire
avec une croix. Ce noir charpente mon cerveau, y tend ses poutres
maîtresses dont le deuil n'est qu'apparent : le noir est l'éclair d'un
sabre de cérémonie, une décapitation qui ouvre le bal des lumières. Ces œuvres appellent le grand air, leurs falaises réclament un vent
furieux. Je ne suis pas devant l’œuvre d'un contemporain mais devant le
plus archaïque des peintres. Ses peintures sont des maisons zen, les
trois quarts d'une maison zen dont le spectateur fait le quart restant.
Un gardien noir en costume noir arpente la salle, mains dans le dos,
martyr d'un temps sans aiguilles. Nous sommes seuls au milieu des bêtes
divines préhistoriques dont le cuir goudronné est suant de lumière.
Je
vais vers l'autre humain, irrésistiblement. Je lui demande ce qu'il
pense de ces peintures. "Nous n'avons pas le droit de donner notre avis,
monsieur." Comme j'insiste, le malheureux bredouille : "Nous sommes
aussi des humains, nous pensons, nous sentons, même s'il nous est
interdit de dire ce que nous pensons des peintures de ce musée." Je le
quitte pour ne pas le tourmenter davantage. Je passe devant une dernière
peinture dont les stries noires, huilées, donnent à voir le rideau de
fer baissé du magasin de dieu. Le soir une femme me dit que son enfant
aime Soulages depuis qu'il a trois ans et qu'elle ne sait pas pourquoi. A
peine plus âgé, Soulages peint tout en noir un paysage sous la neige.
Je comprends l'enfant qui est devant moi, je comprends celui qu'a été
Soulages, et je ne peux rien expliquer. Expliquer n'éclaire jamais. La
vraie lumière ne vient que par illuminations, explosions intérieures,
non décidables.
La nuit, la mort et les gardiens de musée ont la
même façon de venir vers nous et nous dire qu'on va bientôt fermer. Je
reprends le chemin de l'hôtel. Les platanes de Montpellier soulèvent la
coupe de mon crâne jusqu'à la Voie lactée grésillante d'étoiles
blanches, magique de brûlures blanches sur un irréfutable fond noir. Je
rentre dans mon horloge suisse et m'endors en pensant comme chaque soir
que le plus beau est à venir."
L'irrésistible
"Depuis
sa mort il vit au Canada. C'est froid, le Canada. C'est comme la neige,
blanc, lumineux et froid. Depuis sa mort il vit dans la lumière
blanche, glacée. Quand est-ce qu'il a pris la décision de mourir,
d'aller au Canada. Vous ne savez plus. C'est marqué sans doute sur la
pochette d'un disque mais vous n'avez pas de disque, que des cassettes
avec très peu de mots dessus, parfois rien, juste le visage, son visage
de pasteur ou de fou, son visage de pasteur sous les neiges, de dément
sur les glaces. Après tout, peu importe la date. Elle n'amènerait rien
de précis à votre méditation. Elle ne dirait rien de juste. Quand une
chose arrive, quand elle arrive vraiment, ce n'est jamais dans le temps
qu'elle arrive. La mort, l'amour, la beauté, quand ils surviennent par
grâce, par chance, ce n'est jamais dans le temps que cela se passe. Il
n'arrive jamais rien dans le temps - que du temps. Il vous suffit de
savoir que ce départ a lieu très tôt. Très tôt dans sa vie, la mort.
Avant il donne des concerts, gouverne des orchestres ou plutôt, car il
n'est que pianiste, il s'entête à refuser tout gouvernement d'un chef,
d'un ensemble, d'un orchestre. Je joue à ma manière. A ma manière froide
et brûlante. Suivez-moi si le coeur vous en dit. Suivez-moi dans le
Grand Nord des partitions, sous les sapins sombres de la musique. Si
vous le pouvez, suivez-moi. Là où je vais, là où je joue, il n'y a
personne - que la musique immaculée.
Oui, très jeune, après
beaucoup de contrats signés, beaucoup de roses lancées, de visages
offerts, de mains tendues, très jeune il dit j'arrête, j'ai affaire
ailleurs, j'ai affaire avec le givre, je vous demande de m'excuser, de
ne pas trop m'en vouloir, j'ai rendez-vous au Canada avec la musique,
avec la solitude de la musique, avec la solitude de la solitude. Je vous
laisse. C'est mon intérêt de vous laisser et c'est aussi le vôtre. Vous
m'aimez. Vous me dites que vous m'aimez mais vous ne savez trop ce que
vous dites. Vous m'aimez trop. Vous voulez plutôt m'enfermer là où je
suis, là où vous êtes, entre les murs de piano noir, de fauteuils
rouges, bien au chaud avec vous. Je préfère le froid à cette chaleur. Ne
vous offusquez pas. Votre amour m'a nourri, m'a fait grandir.
Maintenant que je suis grand il me faut bien aller ailleurs, chercher
autre chose. Je ne pourrais passer ma vie à me nourrir de cet amour,
personne ne pourrait raisonnablement passer sa vie à manger. Je vous
enverrai des cartes postales. Je vous ferai des disques. Plus de
concerts, que des disques. Ils vous donneront de mes nouvelles, des
images du Grand Nord. Une nourriture plus substantielle que la
nourriture. Une musique plus aérienne que la musique. Vous verrez, vous
entendrez : le pain du silence, le vin du silence. Et juste quelques
notes, par-ci, par-là. [...]"
Le laurier rose
" J'aimerais écrire un livre qu'on pourrait lire même après avoir perdu son amour " .
Des yeux d'or
" Deux choses importantes sont arrivées aujourd'hui . J'ai tout de suite su qu'il n'y en aurait pas d'autres . Deux émerveillements c'est beaucoup pour un seul jour, non ? "
Mieux qu'un ange
" Mon dieu, mon dieu pourquoi m'as tu abandonné ? " Cette parole du Christ est la parole la plus amoureuse qui soit . Chacun en connait la vibration intime . Aucune vie ne peut faire l'économie de ce cri . Cette parole est le cœur de l'amour, sa flamme qui tremble, se couche et ne s'éteint pas . Elle est aussi bien la seule preuve de l'existence de Dieu : on ne s'adresse pas ainsi au néant . On ne fait pas de reproches au vide " .
Christian Bobin
"Très attaché au Creusot (Saône-et-Loire), où il est né en 1951 et
vit toujours, dans une maison des environs, au cœur de la forêt, cet
écrivain discret a étudié la philosophie et collaboré à la revue Milieux . Il a également été bibliothécaire et infirmier psychiatrique. Son premier texte, Lettre pourpre , paraît en 1977. C'est le début d'une œuvre prolifique, qui compte aujourd'hui plus d'une cinquantaine de titres dont Une petite robe de fête (1991) et Le Très-Bas , consacré à saint François d'Assise, prix des Deux Magots en 1993 et Grand Prix catholique de littérature."
1 commentaire:
merci merci ma grande sophie
Christain Bobin un jomme que j'aime fort
je vous embrasse Sphie plein de belles choses malgré la pluie
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