Depuis combien d'années connaissais-je Laurent Danchin ?
Depuis 1988, assurément. Et combien de fois nous sommes-nous croisés
lors d'expositions d'arts
marginaux qui, tous les deux, nous passionnaient ? Impossible de
répondre à cette deuxième interrogation. Mais une chose est sûre, bien
que n'ayant jamais été intime avec lui, chacune de ces
rencontres étaient l'occasion de quelques mots amicaux ou d'échanges
prolongés. Dans la convivialité, toujours !
Une autre chose est évidente : il avait l'antériorité de
l'intérêt pour l'Art brut, l'Art singulier… sur bon nombre de passionnés
; et sur moi en tout cas ! Et
passionné, il l'était ! Depuis le jardin de Fernand Châtelain dont
il s'était préoccupé, depuis le manège du Petit Pierre qu'il avait
incité les Bourbonnais à déplacer… depuis… depuis…
Interminable serait la liste de ses interventions ! Jusqu'à Chomo,
bien sûr, pour qui il a dépensé ses ultimes énergies ! Alors, là où il
est parti rencontrer les auteurs de tous ces lieux
magiques, nul doute que les retrouvailles seront chaleureuses !
Pour rappeler ses multiples titres et
références, auxquels il ne faisait d'ailleurs jamais allusion, voici
ci-dessous le faire-part publié par la Croix en
hommage à cet infatigable globe-trotter :
"Les membres du Bureau Directeur de l'Association des Amis de Chomo
ont la grande tristesse d'annoncer le décès survenu le 10 janvier 2017 à
Paris de leur président–fondateur Laurent Danchin,
Agrégé de Lettres modernes
Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure,
Enseignant, écrivain, critique d'art, commissaire d’expositions.
Membre du Conseil Consultatif de la Collection de l’Art Brut, à Lausanne
Membre du Conseil d'Administration de la Halle Saint-Pierre à Paris
Membre du bureau de SPACES, Association de défense des sites d’art singulier dans le monde.
Membre de l’E.OA. (European Outsider Art Association)
Correspondant français de Raw Vision.
Son nom restera à jamais associé à celui de l'art brut
dont il fut l'un des tout premiers défenseurs. Plus largement, devenu
spécialiste de l'art singulier, il
s'est attaché avec passion à faire connaître les environnements dits
singuliers dont le Village d'Art Préludien de Chomo qui fut son dernier
combat.
La cérémonie religieuse sera célébrée le mardi 17 janvier à
10 h, en l'église Saint-Etienne-Du-Mont à Paris 5ème suivie de
l'inhumation au cimetière parisien de
Bagneux,45 avenue Marx Dormoy.
Nous partageons la douleur de sa famille et de ses proches
et leur adressons nos plus sincères condoléances. " Hommage du Journal
La Croix.
********************
Multiples sont les hommages rendus à son talent.
Parmi ceux-ci, une petite liste proposée par Sophie Lepetit : Sophie Lepetit Un photomontage d'Apolline Lepetit
pour Francine Danchin, Amélie Danchin, Clara Danchin, Jean-luc
Giraud, Joëlle Jouneau, Michel Leroux, Aurélien Demaison,
Jean-Michel Chesné, Catherine Ursin, Bernard Briantais, Chantal Giteau,
Gilbert Lefizelier, Jean-Pierre Faurie, Jean Luc, Christine
Magne, Ody Saban, Rebecca Campeau, Patrick Navaï, Ghyslaine et
Sylvain Staëlens, Nadine Servant, Jean-Paul Vidal, Alexandre Donnat,
Izabella Ortiz, Stéphane Lahierre, Renaud Drubigny, Françoise
Monnin, Françoise Cuxac, Roberta Trapani, Raija Kallioinen, Jo farb
Jo Farb Hernandez, Henk van Es, Claude Lechopier, Claude Arz, Bernadette
Marteau, Marc Perez, Sarah Lombardi , Rémi Bezelin,
Jeanine Rivais, Chiara Scordato, Patrick Lepetit, Marie Gratepanche,
Roger Cardinal, Danielle Jacqui .... et pour tous les amis de Laurent
********************
Nombreux étaient les amis présents à ses obsèques au cours
desquels lui fut rendu par l'un de ses proches, Alain Golomb, un
magnifique hommage :
"J'ai eu la chance pendant vingt-cinq ans d'être un
ami de Laurent et je voudrais dire en quelques mots ce qu'il représente
pour moi.
D'abord une énorme puissance de travail. Il n'arrêtait jamais de
penser, de parler, d'écrire, de se lancer dans de nouveaux projets. Ah
ses milliers de petites fiches de papier recyclé
griffonnées au crayon Bic noir ! Sa main automatique transcrivait
tout. Conversations téléphoniques. Pensées attrapées au vol. Au réveil.
Aux feux rouges. Les mots repos, vacances ne faisaient
pas partie de son vocabulaire. Ne parlons pas du mot retraite, qui
le faisait bondir !
Ce n'est pas ici le lieu pour détailler sa bibliographie
complète mais elle est impressionnante. Articles, conférences,
entretiens, émissions de télévision, de radio, expositions, vidéos. Et
des livres. Sur Artaud, Dubuffet, Chomo, L'art Brut... Des livres
qui comptent et vont rester.
Laurent a travaillé jusqu'au bout. A l'hôpital puis à la maison
de soins palliatifs, il continuait d'une voix affaiblie mais avec une
mémoire et une acuité intacte à poursuivre ses projets, à
donner ses instructions comme un général alité entouré de son fidèle
état-major.
J'aurais aimé avoir un prof comme lui et j'envie les quelques
milliers d'élèves qui ont eu un pédagogue de cette envergure. Sa règle
d'or : ne jamais s'ennuyer à son propre cours. Faire feu
de tout bois. Surprendre. Pratiquer la digression. Sa parole était
riche, rigoureuse et sensible, vivante, passionnante. Il clarifiait sans
appauvrir. Il savait mêler la fulgurance et l'anecdote,
la profondeur et les petites choses qui font si bien saisir les
grandes.
Ce qui nourrissait cette parole, c'était sa prodigieuse
curiosité. Pour les idées, pour les œuvres, mais surtout pour les gens.
Il était toujours ouvert à la rencontre. Celle des artistes
comme celle du premier venu. Le correspondant inconnu à qui il
répondait longuement. L'épicier du coin, l'aide-soignante, le taxi
kabyle avec lequel il philosophait joyeusement tout en allant à
sa séance de chimio.
C'était un homme affamé d'humanité, un surdoué de l'amitié. « Ce
beau mot d'amitié, disait-il, qui est la forme la plus désintéressée de
l'amour et qui est ma seule religion. » Même débordé,
même sur cinquante projets à la fois, il avait l'art de garder le
contact, d'entretenir les liens, de fédérer les talents. Avec son grand
ami Jean-Luc Giraud, il a créé Mycelium, ce réseau
d'artistes invités, comme son nom l'indique, à champignonner
gaiement. Pour changer de métaphore, Laurent a passé sa vie à construire
des ponts. Relier, c'était sa religion.
Il ne gardait pas jalousement pour lui ses amis. Je lui dois de
magnifiques rencontres. En un monde où chacun s'occupe à se vendre,
Laurent se donnait. On n'en revenait pas de se trouver
devant un être aussi désintéressé. D'où était-il tombé ? Il passait
son temps à mettre en valeur le travail des autres. Il le reconnaissait
lui-même, il n'avait aucun sens de la propriété. Il ne
savait pas se faire payer. Il avait mieux à faire dans cette vie.
Normalien, agrégé, il a refusé la voie toute tracée de la
carrière universitaire qui s'ouvrait à lui. Il a choisi d'enseigner dans
un lycée de banlieue, à Nanterre. Il lui fallait sortir de
l'entre-soi des centres-villes, des conforts mortifères de
l'asphyxiante culture, dont parle Dubuffet.
Cette respiration, ce ressourcement dans les friches et les
marges a été la grande affaire de sa vie. Sa passion pour l'art brut,
son fil directeur. Ces artistes autodidactes, marginaux,
hors-normes, il a consacré le plus clair de son temps à se battre
pour les faire reconnaître à leur juste place. Il s'est fait le
porte-parole des humiliés et des sans-voix. Il leur a offert son
attention, son enthousiasme. Ses mots.
Et ils étaient violents, parfois, car c'était un homme de
combat. Il a pourfendu l'art contemporain officiel, nihiliste chic,
ludique et luxueux, pseudo-rebelle et subventionné, l'art
institutionnel, ministériel, qui excluait les sans-grades et les
hors-circuits. Oui, il était en colère, une saine, une sainte colère
contre l'imposture, contre le silence injuste qui frappait
des artistes inspirés, visionnaires, porteurs d'une puissance qui
dérange et qui éclaire.
Certains penseront peut-être qu'emporté par l'amitié et
l'admiration, je suis en train de célébrer ici le culte de Saint
Laurent. Non ! Même s'il y avait au fond de lui, pourquoi le cacher,
une sincère aspiration à la sainteté, il n'avait pas le ridicule de
se prendre pour un saint. Il se savait humain, trop humain. Pas toujours
facile à vivre au quotidien, épuisant par sa
surabondance, capable de rudesse et même tyrannique à l'occasion,
plein de frustrations et d'impatiences, anxieux et tourmenté, voire un
peu parano sur les bords et souffrant toujours malgré les
innombrables preuves d'affection qu'il recevait, d'un déficit de
reconnaissance.
A partir d'avril 2015, j'ai découvert une autre dimension de Laurent : le courage.
Lui qui ne s'était jamais écouté, jamais reposé, lui qui n'avait
jamais été malade (il ne se souvenait dans toute sa vie que d'une
coqueluche à l'âge de dix ans !), le voilà frappé d'une
maladie terrifiante. Il ne se laisse pas dévaster. Son opération, sa
radiothérapie, ses chimiothérapies, les médecins humains et les
monstres froids, tout lui est matière à réflexion.
Il tire des leçons de tout.
Il me dit : « C'est la curiosité pour tout ce qui m'arrive, et
qui m'est inconnu, qui me tient chaque fois que je dois affronter la
médecine... J'ai une curiosité infinie à découvrir le monde
des malades, moi qui ne l'ai jamais été, parce que c'est l'occasion
de revisiter la vie sous un angle qui ne m'a jamais été familier. »
Il ajoute : « "Il n'y a que la vie qui compte, c'est pourquoi il faut parvenir à trouver de la vie même dans la mort."
Avec une grande délicatesse, il épargne ses proches, minimise ce qui lui arrive.
Il ne s'apitoie pas sur son sort : « Dans le domaine de la
souffrance, parfois infinie, il y a tellement pire autour de nous que
j'aurais bien mauvaise grâce à me plaindre aujourd'hui. »
Il se lance dans un récit autobiographique. Pour la première fois de sa vie, il ose parler enfin écrire sur lui-même.
De janvier à septembre 2016, nous enregistrons une centaine de
petites vidéos de quelques minutes chacune où il répond à mes questions,
où il reprend des thèmes qui lui sont chers.
Il se met à exprimer davantage ses sentiments. « Tu ne peux
savoir, me dit-il, le plaisir que j'éprouve à dire aux gens que je les
aime. » De Francine, sa femme, il écrit : « Elle est plus
extraordinaire que moi, parce qu'elle supporte tout ce qu'il y a
d'effrayant dans ce cauchemar rempli de bienfaits et de grâces, sans
jamais montrer le moindre signe de défaillance. »
A des amis américains, il confie : « Je me sens plein d'une
immense gratitude envers la Nature ou Dieu ou appelez cela comme vous
voulez, Chomo disait « L'Invisible » ou « Les forces qui nous
gouvernent »- de m'avoir embarqué dans cette violente tourmente avec
assez de force intérieure pour pouvoir l'affronter. »
Il fait face à l'adversité avec un détachement, un humour extraordinaire.
Il déclare à ses médecins :«C'est pas parce qu'on a une maladie mortelle qu'on doit faire une gueule d'enterrement.»
Nous continuons à plaisanter comme autrefois. Comme toujours.
N'hésitant pas à réécrire la Bible, je proclame: «Tu aimeras ton Danchin
comme toi-même !»
Chose incroyable, c'est lui qui me remonte le moral chaque fois
que je lui téléphone ! J'en ressors revigoré alors que tant de gens qui
n'ont que des bobos me plombent par leurs
jérémiades.
Depuis l'enfance, Laurent est nourri des paraboles du Christ. Il
a lu les textes bouddhistes, Krishnamurti. Il est revenu aux auteurs de
l'Antiquité, Marc-Aurèle en particulier. Il a toujours
cherché dans ses lectures des phrases qui font du bien. Mais il n'en
reste pas aux phrases.
Dans ses dernières semaines, il tient à renouer avec ceux avec
qui il était en froid, à nettoyer ses toiles d'araignée, comme il dit.
Dans nos dernières conversations, il me confie : «Comment, quand
on est un artiste, créer sans être ouvert aux forces qui nous
gouvernent, qui sont en nous et nous élèvent et nous irriguent
comme la sève d'un arbre ? »
Il est serein: «Si on me dit, ton heure est venue, je dis
d'accord, je suis prêt, ma valise est prête… La mort, c'est passer du
connu à l'inconnu. Et moi, l'inconnu ça me passionne. »
Voilà l'homme que nous enterrons aujourd'hui.
L'homme qui concluait ainsi le communiqué écrit à ses amis juste
après son opération :«Merci à tous de votre amitié. Ne cultivez pas la
tristesse et portez-vous bien. Vivez en paix.»"
*********************
N'oublions pas, dans ces moments de tristesse, ses nombreuses publications sur l'Art. Il est à noter, d'ailleurs, que souvent il s'en prenait à l'Art contemporain dont il se plaignait d'avoir si peu de reconnaissance ; alors que son cœur allait vers l'Art brut !
Quelques titres parti tous :
*** "ART BRUT ET COMPAGNIE, LA FACE CACHEE DE L'ART CONTEMPORAIN". Avec Michel Thévoz (1995).
*** "ARTAUD ET L'ASILE" avec André Roumieux (1997) (Voir le texte de Jeanine Rivais sur : http://jeaninerivais.jimdo.com/ Rubrique ECRIVAINS.
*** "L'ART CONTEMPORAIN ET APRES…" (1999) (Voir le texte de Jeanine Rivais sur : http://jeaninerivais.jimdo.com/ Rubrique ECRIVAINS.
*** "ART BRUT, L'INSTINCT CREATEUR" (2006)
*** "La fin de l'apartheid ? POUR UN ART POST-CONTEMPORAIN" (2008)
(Etc.)
70 ans ! A notre époque, c'est bien trop tôt pour mourir !
Surtout lorsque l'on a encore tant de choses à faire ! Et tant de
courage face à la maladie : En
août, lors de la réunion "chez" Chomo, il avait encore une telle
verve, un tel humour pour parler de son état !! Une mémoire absolument
intacte de son amitié avec notre… hôte !! Un pouvoir intact
pour mobiliser l'attention!!
A sa famille, je présente mes condoléances les plus sincères et mes
très amicales pensées. Et à tous les gens qui l'entouraient, je dis :
Souvenons-nous de lui !
Jeanine RIVAIS
A Courson-les-Carrières le 19 janvier 2017.
SUR LE SITE DE JEANINE RIVAIS
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