Pour accompagner les visuels que j'ai choisis aujourd'hui pour les Grigris voici un très long mais très passionnant texte écrit en juin 2018 par Jean-Yves Tayac
Ce n’est pas chose aisée que de mettre des mots sur une expression plastique, est-ce bien nécessaire ? est-ce bien légitime ?
Traduire ? trahir ? être passeur ? rassembler ce qui est épars, semi-conscient ?...
Qu’apportent
 les mots au réel ? Calderon affirmait « la vie est un songe et les 
songes rien que des songes », à son instar je dirai « et les mots rien 
que des mots », mais les mots ne sont pas la vie malgré ce qu’en pensent
 ceux qui en vivent, et savoir représenter ne se confond pas avec le 
savoir représenté…bon, trop de mots déjà pour dire que leur importance 
est toute relative.
Au
 début est une rencontre avec David Nicolas et avec sa peinture, dans 
l’atelier que Martin BEZ met à sa disposition, un lieu fort et discret 
au cœur de l’île singulière, ouvrant sur le canal royal, un lieu où 
Martin et moi nous pratiquions le noble art, un lieu déjà consacré à 
l’art et à l’esthétique du geste donc.
David Nicolas parle peu, il agit, il « fait »
 dans le sens des signatures des artistes qui se considéraient aussi 
comme des artisans : « Euphronios égraphsen », « Euphronios a peint »… 
plus tard « fecit » ou « pinxit », «  « David Nicolas égraphsen », il 
fabrique avec la matière colorée…mais ce n’est pas un classique, il n’a 
pas fait « ses classes » dans une école de beaux-arts, il ne se prépare 
pas à être étudié en classe, il a la liberté de ceux qui sont hors les 
murs, dans les espaces non normés où l’on se confronte avec la force de 
la nature, l’évidence du réel, où l’on vit l’instant…  « peu importe 
ce qui s’est passé avant où après , dit un personnage de Shakespeare, 
désormais je commencerai et finirai avec moi-même ». C’est ce 
sentiment qui s’impose quand on retrouve David Nicolas après une nuit 
passé à se confronter à la création d’une toile, le tableau a commencé 
et s’est fini dans l’espace-temps de sa fabrication, pas de projet, pas 
d’idée préconçue…  « S’ils savaient ce qu’ils cherchent, ils ne chercheraient plus »,
 dit le philosophe . David Nicolas ne sait pas ce qu’il cherche, raison 
de plus pour s’autoriser à s’approprier avec lui ce qu’il trouve, car 
les faits sont là, il trouve !
Les
 corps-armures hérissés de piques en relief, comme le sont les murs 
d’enceinte des demeures du Mont Saint Clair, étincelantes de tesson de 
bouteilles au fil coupant, nous transportent dans un monde de guerriers.
 Nous sommes selon la belle expression qu’Homère met dans la bouche des 
héros de l’Iliade « loin des bains chauds », sans espoir de douceur ni 
de repos, promis à la désolation et à la destruction. Sur des fonds de 
chaos, d’incendies, de couleurs qui se fondent et éclatent, coulent leur
 sueur et leur sang. Nous font face Achille, Ajax le Grand, Ulysse (  ) 
…dans toute leur présence héroïque.
Les
 exosquelettes scannérisent notre perception de corps, augmentent la 
puissance des héros, au-dessus des humains, entre les robots et les 
animaux, un cauchemar de transhumaniste. Ces personnages sont 
contemporains de nos craintes, prophétiques, proches parfois des 
animations de science-fiction et pourtant ils semblent aussi avoir la 
détermination de la matière en devenir à l’aube de la création des 
mondes, humanité binaire, proies ou prédateurs… 
Une
 schématisation du bassin et des hanches en forme de masque, de 
« loup », pointe sa virilité d’artifice. Rappelle-t-il la faiblesse de 
Jacob dans son combat avec l’Ange, cette hanche qui cède dans la 
confrontation indécise entre l’humain et la créature ailée ? 
Que
 dire des regards hallucinés qui nous fixent, qui nous traversent, 
reflets d’une âme intranquille. Leur lumière intérieure, dévorante, est 
un feu grégeois lancé vers nous. Ainsi « l’héautontimorouménos » (   ), « le bourreau de soi-même »
 exprime une détresse assez comparable à celle du damné à qui, dans la 
Chapelle Sixtine, Michel-Ange a chargé de nous transmettre angoisse, 
culpabilité, désespoir. Ce damné, au centre du jugement dernier, dont 
l’œil emporte le spectateur dans des cheminements pour partie 
inconscients est implacable. L’héautontimorouménos de David Nicolas 
s’éloigne un peu de cette figure eschatologique comminatoire, il oscille
 plutôt entre le catcheur masqué et le bourreau de Béthune cagoulé, mais
 son regard traduit aussi toute la détresse humaine sans qu’il soit 
besoin d’arrières mondes ou de puissance divine.
Et
 pourtant les figures de guerriers éblouissants et tragiques qui 
naissent sous les doigts de David Nicolas sont, suivant l’expression de 
Nietzche,  «  au-delà du bien et du mal », leur esthétique les transcende, on pense à cette phrase magnifique dans « Ainsi parlait Zarathoustra » : « il faut du chaos en soi pour donner naissance à la danse d’une étoile ».
 Qu’est-ce qui peut produire cette élévation du ressentiment sinon le style ?
Le style, ethnicisation de la technique. 
La
 technique…David Nicolas n’usant d’aucun matériel particulier, on serait
 tenté de dire que la question de la technique ne se pose pas, que le 
travail sur la toile est primitif, direct, archaïque…En fait, s’il 
n’utilise pas d’outils, de dispositif qui ferait le lien entre 
mécanologie et téléologie, science des moyens et science des fins, comme
 le pinceau qui est le moyen de réaliser la pose de la peinture sur le 
support, il instrumente usant de ce qui n’est pas à priori destiné à peindre mais qui fait très bien l’affaire :ses doigts.
 La technique ! il la possède sur le bout des doigts. Les mains, les 
doigts, prolongements corporels de la pensée, sont en contact direct 
avec la matière, avec les couleurs qu’ils plaquent sur la toile.
 Pas d’outils, mais parfois cependant il instrumente avec les angles 
plus rudes d’un tube pour creuser des segments dans l’épaisseur de la 
peinture, reliefs, effets de matière.
Cela
 ne suffit pas à faire un style mais eu égard au fait que le style peut 
se définir comme une ethnicisation de la technique, plus l’être est en 
prise directe avec les conditions de la création plus il imprime « sa patte ».
 L’outillage, éloigne du but, ou du moins le diffère du fait qu’il y a 
un apprentissage au maniement des outils, une nécessité d’en maîtriser 
les spécificités techniques. L’autodidacte est toujours un peu gêné par 
les outils qui imposent une habileté qui s’apprend le plus souvent avec 
des maîtres dans des écoles d’Art. Etre autodidacte hors des conventions
 et de techniques soumises à des conduites didactiques offre une 
opportunité de liberté créatrice avec l’écueil afférent à toute liberté,
 la prise de risque, les terres inconnues, avancer en traçant son propre
 chemin…on ne met pas ses pas dans les pas de ses maîtres, le sol n’est 
pas balisé, on doit avoir son propre moteur.
 Cette prise de risque et donc de responsabilité, David Nicolas 
l’assume, elle est une urgence, un désir et une nécessité. La rencontre 
avec celles et ceux qui regardent ses productions est, dès lors, 
capitale ; car leur ressenti, leur jugement ne peut pas s’appuyer sur 
des références, des influences des connaissances en histoire de l’art, 
contemporain ou général, ils prennent aussi des risques dans leur 
engagement de regardeurs, ils doivent accepter de se perdre pour se 
retrouver.
Sans
 vouloir décrypter le « modus operandi » de David Nicolas, car il n’est 
pas nécessaire de rentrer dans la cuisine pour apprécier un plat qui 
nous est servi-notre goût dépend de nous, pas le plat qui nous est proposé-je
 me suis posé la question : d’où viennent ces personnages qui 
remplissent l’espace et nous interpellent ? Je l’ai posée à l’artiste, 
seul en cause. Sa réponse est limpide et mystérieuse à la fois : « Je
 crée le fond en harmonisant des couleurs, en les mêlant, en les 
compartimentant, en les recouvrant, en les étirant…de ce travail 
originel, génétique apparait un bras, une tête, la courbe d’une 
épaule…surgissement de la forme d’un océan primordial de sensations 
colorés qui serait une sorte d’ADN… » …
Les
 grandes mythologies civilisatrices ont le plus souvent composé leur 
origination en apportant une formalisation à l’indifférencié : au début 
il n’y avait rien sinon, le néant, le chaos…pour les égyptiens l’océan 
primordial (le « Noun ») recouvrait la totalité de l’espace ; puis est 
apparue une butte de terre,  « la butte primordiale », un début…puis le 
ciel se sépare de la terre, et tous les éléments apparaissent en se différenciant , la terre n’est pas le ciel, le jour n’est pas la nuit, 
l’homme n’est pas la femme, le chien n’est pas le loup… pour les 
linguistes c’est un processus dit de « négativité structurale »,
 le tout se divise sans cesse, on introduit du discret dans le concret… 
David Nicolas est assez proche de cette forgerie de démiurge qui jette 
et brasse les éléments primordiaux sur la toile en provoquant le 
surgissement d’une forme qui peu à peu se dévoile. « Comment savais-tu qu’il y avait un cheval dans ce rocher ? », demandait l’enfant au sculpteur qui dégageait la forme de l’animal à coups de ciseaux dans le bloc de marbre.
« David Nicolas, comment savais-tu qu’il y avait Prométhée dans le bouillon de culture de couleurs dont tu inondais la toile ? 
-         Je ne sais pas, il est apparu, il s’est dévoilé… »
Les couleurs qui sont disposées sur la toile produisent des vibrations perçues comme des sensations (esthématopées (  
 )) qui vont induire lors de leur traitement par les réseaux de neurones
 de l’artiste des représentations qui trouvent leurs sources dans des 
lieux difficiles à définir car ils relèvent de soubassements 
semi-conscients ou inconscients, émotions, traumatismes, souvenirs 
d’enfance…Lorsque le travail de l’artiste trouve en nous une 
familiarité, un écho de notre propre vécu un des buts de l’art -peut 
être l’essentiel- est atteint qui consiste à transmettre et à partager 
notre humanité, tragique dans sa finitude, esthétique dans son 
dépassement et sa liberté sans limite.
Nombre
 de tableaux de David Nicolas figurent des guerriers issus des origines 
de notre humanité, de ce cerveau primitif qualifié de « reptilien »
 qui amplifie les sens pour assurer la survie. La violence semble être 
inscrite plus ou moins profondément, plus ou moins consciemment en 
chacun de nous, sorte de pulsion qu’il s’agirait de contrôler, de 
transformer (« la danse d’une étoile ») voire de faire taire.
 Que le premier grand texte de l’humanité, l’Iliade, mette la violence, ou plus pudiquement la Force dans le commentaire inspiré de Simone Veil (« l’Iliade ou le poème de la force »),
 devrait nous amener à une réflexion sur les rapports entre la création 
et la violence et sur la résolution de leur confrontation que l’on 
qualifie parfois de « sublimation ».  «  Le combat est le père de toute chose »,
 ces mots d’Héraclite n’ont cessé de faire écho dans la courte histoire 
des humains. L’écriture d’Homère, les guerriers de David Nicolas qui 
semblent sortis de la plaine de Troie, comme d’ailleurs les combats de 
boxe, dont je rappelle que les initiés nomment « noble art » subliment notre propension à la violence. 
« J’ai envoyé mon âme à travers l’invisible et mon âme m’est revenue me disant : « Tu es toi, le ciel et l’enfer ! » », Oscar Wilde laisse à l’âme le soin de dévoiler notre ambivalence.
Euphémisation
 de nos appétences à la violence également dans le Persée qui décapite 
Méduse (   ) . Plusieurs mythes grecs mettent en scène des « tueurs de monstres », Persée, Thésée, Héraklés, Ulysse, pour les plus célèbres. On pense à la gravure de Goya « Le sommeil de la raison enfante des monstres »,
 des monstres surgissent de notre esprit que des héros lumineux se 
doivent d’exterminer… il s’agit d’expulser de notre environnement la 
démesure, l’hubris, c’est-à-dire d’aspirer à une harmonie intérieure, de
 faire taire la bête en nous.
La « bête en nous »
 est une expression qui ne doit pas nous abuser, il ne s’agit pas de 
l’animal qui est dans les limites de sa condition mais de la dialectique
 entre l’ange et la bête qu’illustre l’expression populaire « qui veut faire l’ange fait la bête » expression qui ne vise que l’humain.
Dans son tableau « Perceval le Gallois » David Nicolas met en scène, et c’est très rare (voir avant « l’étrange animal),
 un animal, en l’occurrence, un cheval. Ce cheval est souriant, son 
cavalier, Perceval aussi. Ce dernier, personnage de papier fidèle à 
Chrétien de Troyes, exprime la naïveté qui, dans la légende arthurienne 
est associée à la pureté. D’ailleurs Perceval est assez proche de la 
nature dans laquelle il a passé son enfance, il agit sur l’instant et ne
 maîtrise pas les conséquences de ses actes, il s’éduque par 
l’expérience, il est l’homme de l’empirique qui n’a pas accès à la 
transcendance, c’est pourtant celui qui pourra voir le Graal, mais il ne
 le comprendra pas…l’élu est aussi l’élu parce qu’il n’a pas conscience 
de l’être.
Plus
 ambigüe est l’interprétation que David Nicolas propose de 
l’Annonciation. Cette scène où l’archange vient annoncer à Marie 
qu’elle est enceinte du fils de Dieu « par l’opération de l’esprit-Saint »
 est une thématique très représentée dans l’Histoire de l’Art. 
L’archange Gabriel de David Nicolas est une sorte d’Hermès qui apporte 
les messages divins, il est doté des cornes blanches de la sagesse, rien
 de bien hétérodoxe jusque-là… C’est le contact avec Marie qui rompt 
avec la tradition car Marie est une jeune fille, une nymphe, une vierge 
en bonne et due forme, ses yeux sont rougis par des troubles intérieurs 
et contrastent avec la blondeur de sa chevelure et le liseré rose qui 
borde son corps ; on pressent quelque chose de « pas très catholique ».
 L’archange Gabriel présente la jeune fille au spectateur que nous 
sommes, il l’annonce comme étant le réceptacle de la divinité. Il semble
 l’attirer vers lui, le bras gauche de Marie s’approchant étrangement du
 bassin du messager divin, lequel bassin à des connotations sexuelles 
graphiquement assez prononcées. Le triangle formé par le corps de 
l’archange, son bras et le bras de Marie exerce une attraction visuelle 
qui nous impose d’être témoins d’une relation ambigüe. D’autant qu’un 
autre triangle, plus convenu, s’impose également formé par la jeune 
fille, l’archange et l’Esprit-Saint sous sa forme iconologiquement 
attendue de colombe. L’herbe est verte, le ciel est bleu, le rouge de 
l’aile du Saint Esprit fait écho au rouge des yeux de Marie, cette 
annonciation dans une nature simple et primitive porte l’évidence d’une 
prophétie en train de s’accomplir mais à laquelle on ne peut croire tout
 à fait tant se superposent le mystère d’un enfantement sans père et le 
faisceau d’indices d’un acte sexuel. Et pourtant de la même façon 
qu’Aphrodite est « née de l’écume », cette scène est née de la couleur, 
d’une sorte d’intuition de la forme, d’évasion de la raison 
« raisonnante » …une « provocation » qui, conformément à son étymologie,
 appelle les commentaires…
Le
 pouvoir de sublimation de la représentation esthétique, sa polymorphie,
 le détournement de nos convictions conscientes et de notre éducation 
normative qu’elle arrive à provoquer est servi par l’élévation 
chatoyante d‘une palette inspirée. Les personnages s’offrent à notre 
regard dans la totalité de leur apparence extérieure, mais aussi bien 
au-delà dans leur réalité intérieure et intime : leur squelette, leur 
douleur, leur colère, la couleur de leur âme… Cependant dès que l’on 
détourne le regard, on comprend aussitôt qu’ils nous ont caché 
l’essentiel, ce qui selon les mots de saint Exupéry «  n’est visible qu’avec le cœur »…alors
 on y retourne…solidement encadrés par des bordures que les doigts du 
peintre ont élevées, tels les murs de pierre sèche des collines 
siciliennes dont on se demande s’ils visent à empêcher d’entrer ou bien 
de sortir, les personnages désormais familiers ; « Outis le fanfaron », « Achille le flamboyant », « Caliban », « Ajax le Grand » et tous les autres, n’ont pas bougé d’un pouce…c’est nous, notre regard et nos pensées, qui avons cheminé dans le temps du désir le temps d’un retournement. 
Esthétique d’un contrepied.
David Nicolas Djordjevic n’a pas de projet, pas de maitre qui lui montrerait un chemin déjà balisé, il incarne cette sentence de Nietzsche « Il m’est odieux de suivre autant que de guider », il fait
 tout simplement, à la manière de Pierre Soulages, contemplant la mer de
 son aire sétoise, lequel affirmait avec le bon sens des ruthènes « c’est ce que je fais qui me dit ce que je cherche »
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