J’aime quand la vie me joue des tours. Au mois de janvier alors que j’allais avec Apolline à la Comédie voir une pièce de théâtre dans la petite salle, je me suis retrouvée entraînée par je ne sais quelle force obscure dans la toute petite salle (Je tiens quand même à préciser que je vois régulièrement des spectacles à la Comédie depuis ….36 ANS … ce qui aggrave mon cas bien sûr !) Lorsque nous avons compris que nous nous étions trompées de salle les portes se sont refermées et nous nous sommes retrouvées prisonnières de cette petite salle. Sortir eut été indélicat …voire franchement grossier. Consternation, colère, regrets …. Et Un homme se mit à parler, se réjouissant d’une salle toujours plus nombreuse. Là, le fou rire a failli prendre le pas sur la consternation... J’imaginais la petite salle vidée de ses spectateurs au profit de cette toute petite salle et d’autres personnes dans une situation semblable à la nôtre ! Mais très vite nous nous retrouvons happées, entraînées par une voix monocorde mais plaisante, un verbe choisi, par des digressions, des citations, des projections, des interrogations, des émotions …
Alors ces conférences-performances sont quoi exactement ? Un «feuilleton aux allures de feu d’artifice » .A propos de son objet fascinant et repoussant, la guerre, le conférencier dit en préambule « son irritation, l'agacement que lui causent les commentaires sur les guerres. Il est d'ailleurs sans opinion particulière, ne cherche ni des perles littéraires sur le combat des hommes qu'il ne veut ni expliciter ni chroniquer. Il ne suscite pas plus volontiers une réaction du public, qu'il surprend sans cesse et bien souvent enseigne sans désirer son approbation. »
« J'emprunte aux deux copistes de Flaubert (Bouvard et Pécuchet) leur technique et leur ridicule ambition. C'est ainsi que je constitue une "bibliothèque de guerre", accumulant de manière hasardeuse, accidentelle, tous les ouvrages, essais, récits, livres techniques traitant du sujet de la guerre. Je ne m'impose aucun corpus a priori, ne me mets pas en quête des ouvrages jugés capitaux ou incontournables. Je ne suis ni historien, ni spécialiste de polémologie. Légitime en rien. C'est en amateur, en écrivain, ou plus précisément en personnage de roman, que j'aborde ce projet, collectionnant au fil de mes lectures, des bribes de phrases, des termes, des images, des légendes, des anecdotes, les réunissant en un impraticable et indéchiffrable cabinet de curiosités qui prend naturellement la forme d'une encyclopédie. Une impossible Encyclopédie des guerres, de L'Iliade à la Seconde Guerre mondiale. Je ne sais pas pourquoi "la guerre", et encore moins pourquoi la guerre qui m'"intéresse" s'arrêterait en 1945 » Pour Alexandre Girardeau la cause est entendue, Jean-Yves Jouannais -parce que c’est de lui qu’il s’agit ! -s’analyse en public, tendance lacanienne : «Il se bat avec son inconscient, sans savoir où il va. Il est sur le territoire de la pensée, pas de la guerre. La guerre, c’est de l’acier, des balles, une gourde, un casque, et lui, ça ne lui a pas traversé l’esprit ! Toutes les guerres se ressemblent, mais la guerre, c’est aussi un portrait de famille.» On apprend par Brigitte Ollier que « L’arbre généalogique des Jouannais ne montre aucun lien particulier avec la guerre, «en tout cas, ni plus ni moins que dans n’importe quelle famille française. Jouannais n’a pas fait son service militaire, et ne sait pas se servir d’une arme. Détail : c’est à cause de Jean Jouannais, son grand‐père paternel mort en 1945 sous l’uniforme français, que l’Encyclopédie ‐ qui prend sa source avec Homère ‐ ne traite d’aucun conflit ultérieur à la Seconde Guerre mondiale. » Cette entreprise hors du commun, qui progresse de manière captivante, entre érudition et histoire personnelle, a été initiée et présentée au Centre Pompidou en 2008. Grâce à Olivier Cadiot et Ludovic Lagarde Reims peut s’enorgueillir de la présence incroyable de Jean-Yves Jouannais.
« L'Encyclopédie des guerres n'est pas censée commenter le phénomène de la guerre, mais m'expliquer à moi-même en quoi ce sujet me concerne »a dit Jean-Yves Jouannais. Car avec cette Encyclopédie des Guerres nous plongeons aussi avec ravissement dans une quête intime, quête avouée et revendiquée, la petite histoire (Jean-Yves Jouannais évoque le cadeau de sa mère pour ses 46 ans, ses lectures d’adolescent ... ) se mêlant à la grande.
En février j’ai été totalement émue lorsque Jean-Yves Jouannais a évoqué la quête de Littré et a posé la question de savoir si cette œuvre monumentale, si ce gigantesque Dictionnaire de la Langue Française n’était pas qu’un prétexte pour avouer son amour à sa fille …Littré ayant, en effet, glissé dans son œuvre phénoménale, parmi des centaines de citations, une toute petite déclaration la concernant.
Alors Jean-Yves Jouannais Idiot brillant (au sens revendiqué d’être unique et singulier) ou fou charmant ? Idiot magnifique ou monomaniaque déjanté ? Candide désarmant ou Candide désarmé par l’ampleur de la tâche qu’il s’est attribuée ?
Si Bouvard et Pécuchet recueillent échec et incompréhension Jean-Yves Jouannais séduit un public conquis par ses digressions, une salle impatiente et acquise à son délire et à sa brillante érudition. Aucun pédantisme chez Jean-Yves Jouannais, chaque mot complexe est expliqué sans forfanterie. Comme malgré lui, sans le vouloir peut- être, Jean-Yves Jouannais rend l’homme meilleur , de ces conférences on ressort grandi et heureux. En livrant son obsession , Jean-Yves Jouannais distille son savoir encyclopédique sans parcimonie et c’est ravi que les spectateurs quittent la salle. » Jean-Yves Jouannais se défend d’être écrivain et raye devant nous un texte sur l’entrée « balcon en forêt » dépité par son style ampoulé, là où nous nous réjouissons et nous extasions il se fait neurasthénique et critique. Il oscille entre énergie (ce qui devait être l’œuvre d’une vie sera peut être terminé dans 13 ans annonce t’il triomphalement ! – comme si une date de fin présentait un quelconque intérêt alors qu’au contraire c’est le côté « travail de toute une vie » qui émerveille !) et abattement parfois . « Celui que certains appellent « le guérilleros aux yeux bleus » , l’homme qui n’en fait qu’à sa tête l'observateur des guerres précise qu’il n’est pas comédien et que la disposition de la salle n’a rien d’original (une table, une chaise et un écran) et serait peut être à repenser mais la vidéo qui sert d’introduction rituelle est suffisante pour rassembler et pour plonger l’auditoire dans cette drôle de conférence .
Isabelle Rabineau écrit fort justement : « Jean-Yves Jouannais propose en public et à haute voix une encyclopédie que n'aurait pas désavouée André Blavier, le génial collecteur de l'Encyclopédie des fous littéraires. Sans doute l’Encyclopédie parlée des Guerres de Jouannais est d'ores et déjà identique à celle des Fous littéraires : structurellement inachevée, inédite et irrésolue. Chaque entrée se dérobe à l'analyse conventionnelle, chaque virage opéré par Jouannais échappe à tout contrôle. La voix est le protagoniste principal, et lorsque l'artiste parle la guerre, il découvre en même temps qu'il le décortique en public ce qui fixe son obsession et que nous partageons tous, peu ou prou pour des raisons diverses. Nous sommes partie prenante d'une élaboration sobre, sans faste aucun, dont la provocation réelle a à voir avec les conférences dada, les assemblées zutistes, les exposés d'Isidore Izou ou de Raoul Hausmann. » « Jean-Yves Jouannais pose des questions, propose quelques pistes. Bien souvent l'heure est grave. Bien souvent quelque chose de très peu décelable, donne profondément le goût de rire et c’est ça qui est extraordinaire » . Ainsi lors du dernier rendez-vous Jean-Yves Jouannais a évoqué la possibilité que l’Encyclopédie des guerres deviennent finalement l’encyclopédie des abeilles (il faut dire que cette entrée totalement fascinante remporte l’adhésion totale et de son auteur et du public ) et a posé , s’est posé cette étonnante question « peut –on faire la guerre tout seul » ? Mais ce rire n’est-ce -pas aussi tout simplement le rire de la jubilation, de l’enfance retrouvée ?
Et voilà depuis nous revenons non plus par accident mais par choix, nous venons nous régaler de la folie de Jean-Yves Jouannais, de cette folie peu ordinaire, de cette folie émoustillante … Jean-Yves Jouannais on a envie de lui racheter « Fictions » de Borges (il a en effet au fil des mois échangé les livres de sa bibliothèque contre des ouvrages de guerres et maintenant romans et classiques lui font défaut), de lui chercher des films inconnus, de partager sa quête.
Jean-Yves Jouannais, foudre de guerre assurément !
* Le passionnant portrait de Jean-Yves Jouannais par BRIGITTE OLLIER :
http://www.best-regards.fr/?p=184 http://www.lacomediedereims.fr/system/datas/44/original/Portrait_JY-Jouannais_Liberation.pdf?1300100022
JEAN-YVES JOUANNAIS reviendra à Reims le 13 avril et le 18 mai à 19h30 !
L'entrée est libre mais la réservation indispensable au 03 26 48 49 00
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