Sur les Don Juan de Butor : Matériel pour un Don Juan
De l’Essonne aux Yvelines, de la Manche à l’Occitanie en passant par une mystérieuse « propriété des souffles », et même par le Nouveau Monde, à travers toute la vieille Europe, Espagne, Illyrie, Italie ou pays nordiques et jusqu’aux confins orientaux semés d’allusions à l’Antiquité, de la Grèce ou de la Turquie à l’Egypte, au fil d’une Chanson initialement publiée chez Gaston Puel en 1972 puis modulée sur différents tons mais toujours le même air, Michel Butor, lui-même d’abord homme aux semelles de vent, fait voyager son Don Juan sous des cieux variés. « Un Don Juan perpétuellement sur la piste, fidèle à toutes ses conquêtes, mais attention, c’est toujours lui qui est conquis, par l’intermédiaire d’une seule femme, médium ou actrice », comme il le confie dans le numéro spécial d’Obliques consacré en 1981 à ce personnage mythique dont il va parfois jusqu’à modifier le nom, le rebaptisant Jean-Luc ou Albert, par exemple, au gré des circonstances et des amitiés – un mot-clé chez Butor. « …Au fur et à mesure que Don Juan se déplace », fait très finement observer Michel Sicard, « le langage semble sortir des lieux, des œuvres qui y sont inscrites, hiéroglyphes à déchiffrer », ajoutant : « Don Juan vient vérifier les livres, ou plutôt dériver d’après eux ». Et en effet, le séducteur, collage de « tous les Don Juan livresques », qui offre, écoute et finalement baise, du « portail (des) hanches » au « sillon (des) antres », enchanteresses et tendres ondines … de papier, n’est pour Michel Butor que l’emblème d’une immense curiosité, celle qui lui fait chercher dans la littérature, mais pas uniquement la littérature, comme en témoignent ses innombrables collaborations avec des créateurs de tout ordre, « un moyen de transformer le monde en peau », un moyen qui lui permette de, « faisant l’amour, poursuivre les deux voyages à la fois », du « corps textuel » au « corps féminin » et vice versa, ce corps féminin « scintillant et instable, langage magique difficilement saisissable et impossible à conserver » : « Don Juan, écrit ainsi Georges Perros, traverse l’éternel féminin comme Butor traverse la connaissance, à son point d’extrême intelligence, là où tremble encore le désir de créer ». Or le secret de la récurrence, chez Michel Butor, de la figure du « grand seigneur méchant homme » réside dans ce Matériel pour un Don Juan finalisé, avec l’amicale complicité de Pierre Alechinsky et du compositeur Jean-Yves Bosseur, en 1977 mais probablement antérieur dans la mesure où il est la matrice de tous les Don Juan proposés, avant comme après cette date, par le poète. Probablement inspiré par le travail de son amie, le peintre Ania Staritsky et conçu, avec ses vingt cartes, comme une « machine de production de masse de textes lyriques », comme le dit Ambroise Barras, un « métier à tisser du texte », une « œuvre génératrice matricielle », ce matériel permet de « définir une nouvelle configuration du texte par des moyens non-inertes, échappant en partie à l’ancien système des figures et des règles, toute cette grammaire thématique et métrique des sens et des sons », ce qui vient compléter à merveille le propos de Patrick Longuet expliquant que « l’écrivain imagine des dispositifs qui font de certains textes les prototypes d’un genre tout entier ». C’est ainsi qu’à partir d’un prétexte de Don Juan, des œuvres de Butor lui-même se font archipel d’écriture sous le vent duquel « la stratégie des mots », comme le signale Michel Sicard, « est une parade, une fête collective où scintillent parures et masques ». D’où, à la lecture de cette « multitude de strophes évoquant tous les stades du désir », nées, au fil des années, d’un jeu subtil de l’art et du hasard, le sentiment que l’on éprouve d’être confronté à des œuvres tourbillonnantes, virevoltantes, comme les multiples figures féminines qui les hantent, toujours parées de noms, empruntés pour la plupart à la littérature classique, d’une désuète étrangeté, un sentiment que vient encore renforcer la ronde des pronoms nous faisant glisser d’une conscience à une autre au gré d’une multipolarité des échanges tout en brisures, cependant, et chevauchements, « accumulations de déferlements fantasques ». Matériel pour un Don Juan, « parce qu’il faut préparer des pistes pour nos successeurs »…
Patrick Lepetit
* Michel Butor à Mons-en-Baroeul :
http://lesgrigrisdesophie.blogspot.com/2011/03/michel-butor-mons-en-baroeul.html
dimanche 6 mars 2011
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