Françoise Cloarec a eu la gentillesse de me donner un texte très émouvant sur Marcel Storr .
A découvrir avant ou après la visite de l'exposition !
STORR
Architecte d’ailleurs.
Un jour de printemps, en 1914, Eugénie Storr pousse la porte de l’hôpital dépositaire des Enfants assistés de la rue Denfert-Rochereau. Elle abandonne là son fils Marcel, il a moins de trois ans.
Marcel Storr a tout perdu, tout de suite. Il a vécu dès sa prime enfance des événements si intenses et terribles qu’ils vont décider de l’orientation de son existence, jusqu’à sa mort.
À la naissance, chaque enfant est déjà inscrit dans une histoire. Une histoire qu’il ignore, mais qu’il porte. Marcel sera hanté toute sa vie par un passé dont il ne peut rien dire. Et dont nous pouvons penser qu’on ne lui a rien dit.
Toujours, une ombre pesante, sans mots, en lui.
À peine est-il déposé rue Denfert-Rochereau par Eugénie qu’il est emmené par un des convois en partance tous les jours vers les nombreuses agences des Enfants assistés de province.
Le petit garçon part à Toucy, dans l’Yonne.
Si nous savons peu de choses de l’enfance de Marcel, nous sommes sûrs qu’elle est une répétition de violences. Celles dont on a la preuve et celles que l’on imagine secrètes. La disgrâce est aussi intérieure. Il a été battu, isolé, obligé de subir son destin.
Il traverse les premières années de sa vie comme un cauchemar. Les jours passent, amers, durs. Qui l’entoure ? Qui s’occupe de lui ?
La vie de Marcel Storr comporte de nombreuses périodes restées dans l’ombre. Nous le suivons à travers des dates, des mots, des mots ternes, tristes, des mots de documents administratifs, de certificats médicaux.
Il a pris des coups, physiques, moraux, au point d’en devenir sourd. Sourd aux autres et à lui-même.
De l’agence des enfants assistés de Toucy, à six ans il est envoyé à l’agence de Montauban. Régulièrement il est fait des séjours en sanatorium, à Berk, à Hendaye, pour tuberculose. À treize ans il est gagé chez des paysans, dans des fermes où il est frappé et maltraité.
Entre deux documents Marcel disparaît. Nous ne savons plus ce qu’il devient.
Il est probable qu’il a travaillé dans divers emplois à Paris après avoir quitté Montauban. Il exècre la campagne. Le rêve de Marcel est de travailler dans le métro. Pour lui c’est une sorte d’idéal, un vrai métier.
En 1940, il est mobilisé, puis réformé. Son signalement le présente comme un homme d’un mètre soixante-huit, cheveux châtains, yeux châtains, front couvert, nez rectiligne, visage ovale.
Il est fermé aux autres, rigide, les échanges ne l’intéressent pas. Les autres sont des ennemis, ou au mieux, n’existent pas.
Il est coupé du monde par sa structure psychique, par sa surdité, par son illettrisme.
Mais il fait des plans, il dessine.
Quand a-t-il commencé, pourquoi ? Pour empêcher l’envahissement par les voix, les persécutions ?
Toute la sensibilité dont il est capable, la poésie, l’émotion passent par les dessins, pas dans sa vie, pas dans sa relation aux autres.
Dans le monde qu’il crée, il devient architecte. Il bâtit, il édifie. Il érige, il dresse, il élève, vers le ciel. Il construit sans relâcher son crayon, sauf pour l’aiguiser, un imaginaire dans lequel il plonge pour ne pas sombrer.
En 1964, Marcel Storr est cantonnier de la ville de Paris, il balaie les allées du Bois de Boulogne. Toute la journée il voit s’élever les tours de la Défense alors en construction. En 1964 aussi, il épouse Marthe, une concierge de la rue Milton dans le 9e arrondissement.
Tous les soirs en rentrant de son travail, il dessine. Dessiner apaise sa fièvre, intensifie sa vie. Il invente des mondes où les églises dégagent une lumière pourpre qui les embrase de l’intérieur. Toute l’intensité doit entrer dans la surface réduite de la feuille dont les bords retiennent la jouissance et protègent du gouffre.
Avec son crayon, il grave la surface comme avec un poinçon. Le papier reçoit la mine acérée. Pas de rature, pas de retouche, pas de reprise, pas de remord, pas de retour. Surtout pas de retour.
Marcel, le soir, devient bâtisseur, il transforme les épreuves en dessins, il donne une forme à l’ombre qui l’habite.
Il construit un monde, comme Dieu. Il évacue là sa sexualité, sa colère, ses drames. Infatigable. Il organise son univers, lui qui est refusé de partout. Il a besoin d’être créateur, sinon de sa vie, au moins de la vie de ses dessins. Il faut qu’il maîtrise quelque chose, la nature doit être domestiquée, les gens doivent vivre en autarcie, en circuit fermé.
Le papier abrite ce qu’il ne peut pas dire, encore moins écrire.
Le dessin est son écriture, son vocabulaire.
Le regard peut parcourir indéfiniment un dessin et toujours découvrir un nouveau détail.
Il produit son œuvre en dehors des circuits marchands, il n’est inscrit dans aucun réseau artistique.
Par sa femme, il rencontre un couple en 1971, Liliane et Bertrand K.
Il leur a laissé plus de soixante dessins.
Ils ont recueilli, conservé, aimé, mis sous verre, exposé, regardé, commenté, photographié, présenté, montré, expliqué les créations de Marcel Storr. Ils ont fait des recherches sur l’enfance de l’artiste, exploré ce qu’il était possible de trouver sur sa biographie. Ils ont protégé et respecté son travail. Ils ont toujours su la grande importance de leur mission.
De 1938 à 1964, Marcel Storr dessine, nous pourrions dire peint, des églises, des cathédrales. À partir de 1965 des cités imaginaires deviennent le sujet exclusif de sa création. 18 feuilles de Canson accueillent des mégapoles. Les bâtiments sont utopiques, inventés, irréels. Les détails s’ajoutent aux détails. Une toute petite partie, prise au hasard est un univers en soi. Si nous l’isolons, nous voyons encore un monde. Il dessine chaque pierre, chaque nuage, chaque oiseau. Les humains, toujours en bas de la feuille sont minuscules, prisonniers d’une architecture écrasante.
Ce que l’on voit d’abord, c’est la verticalité, les traits, la couleur, les ciels. Nous restons toujours en dehors des bâtiments, des églises, il ne nous fait pas entrer. Il n’existe pas un intérieur où il pourrait se protéger de l’hostilité extérieure.
Marcel Storr, dessinateur, bâtisseur, architecte est né le 5 juillet 1911, il est mort le 10 novembre 1976. Il n’a jamais eu le mode d’emploi du monde, ni de l’art, ni du cœur.
* Le site de Françoise Cloarec
* MARCEL STORR ET LES GRIGRIS DE SOPHIE
(cliquer sur les liens)
MARCEL STORR BÂTISSEUR VISIONNAIRE
au Pavillon Carré de Baudouin
121 rue de Ménilmontant, 75020 Paris
Entrée libre
jusqu'au 31 mars 2012 (prolongation exceptionnelle grâce au fabuleux succès rencontré par l'exposition !)
A découvrir avant ou après la visite de l'exposition !
STORR
Architecte d’ailleurs.
Un jour de printemps, en 1914, Eugénie Storr pousse la porte de l’hôpital dépositaire des Enfants assistés de la rue Denfert-Rochereau. Elle abandonne là son fils Marcel, il a moins de trois ans.
Marcel Storr a tout perdu, tout de suite. Il a vécu dès sa prime enfance des événements si intenses et terribles qu’ils vont décider de l’orientation de son existence, jusqu’à sa mort.
À la naissance, chaque enfant est déjà inscrit dans une histoire. Une histoire qu’il ignore, mais qu’il porte. Marcel sera hanté toute sa vie par un passé dont il ne peut rien dire. Et dont nous pouvons penser qu’on ne lui a rien dit.
Toujours, une ombre pesante, sans mots, en lui.
À peine est-il déposé rue Denfert-Rochereau par Eugénie qu’il est emmené par un des convois en partance tous les jours vers les nombreuses agences des Enfants assistés de province.
Le petit garçon part à Toucy, dans l’Yonne.
Si nous savons peu de choses de l’enfance de Marcel, nous sommes sûrs qu’elle est une répétition de violences. Celles dont on a la preuve et celles que l’on imagine secrètes. La disgrâce est aussi intérieure. Il a été battu, isolé, obligé de subir son destin.
Il traverse les premières années de sa vie comme un cauchemar. Les jours passent, amers, durs. Qui l’entoure ? Qui s’occupe de lui ?
La vie de Marcel Storr comporte de nombreuses périodes restées dans l’ombre. Nous le suivons à travers des dates, des mots, des mots ternes, tristes, des mots de documents administratifs, de certificats médicaux.
Il a pris des coups, physiques, moraux, au point d’en devenir sourd. Sourd aux autres et à lui-même.
De l’agence des enfants assistés de Toucy, à six ans il est envoyé à l’agence de Montauban. Régulièrement il est fait des séjours en sanatorium, à Berk, à Hendaye, pour tuberculose. À treize ans il est gagé chez des paysans, dans des fermes où il est frappé et maltraité.
Entre deux documents Marcel disparaît. Nous ne savons plus ce qu’il devient.
Il est probable qu’il a travaillé dans divers emplois à Paris après avoir quitté Montauban. Il exècre la campagne. Le rêve de Marcel est de travailler dans le métro. Pour lui c’est une sorte d’idéal, un vrai métier.
En 1940, il est mobilisé, puis réformé. Son signalement le présente comme un homme d’un mètre soixante-huit, cheveux châtains, yeux châtains, front couvert, nez rectiligne, visage ovale.
Il est fermé aux autres, rigide, les échanges ne l’intéressent pas. Les autres sont des ennemis, ou au mieux, n’existent pas.
Il est coupé du monde par sa structure psychique, par sa surdité, par son illettrisme.
Mais il fait des plans, il dessine.
Quand a-t-il commencé, pourquoi ? Pour empêcher l’envahissement par les voix, les persécutions ?
Toute la sensibilité dont il est capable, la poésie, l’émotion passent par les dessins, pas dans sa vie, pas dans sa relation aux autres.
Dans le monde qu’il crée, il devient architecte. Il bâtit, il édifie. Il érige, il dresse, il élève, vers le ciel. Il construit sans relâcher son crayon, sauf pour l’aiguiser, un imaginaire dans lequel il plonge pour ne pas sombrer.
En 1964, Marcel Storr est cantonnier de la ville de Paris, il balaie les allées du Bois de Boulogne. Toute la journée il voit s’élever les tours de la Défense alors en construction. En 1964 aussi, il épouse Marthe, une concierge de la rue Milton dans le 9e arrondissement.
Tous les soirs en rentrant de son travail, il dessine. Dessiner apaise sa fièvre, intensifie sa vie. Il invente des mondes où les églises dégagent une lumière pourpre qui les embrase de l’intérieur. Toute l’intensité doit entrer dans la surface réduite de la feuille dont les bords retiennent la jouissance et protègent du gouffre.
Avec son crayon, il grave la surface comme avec un poinçon. Le papier reçoit la mine acérée. Pas de rature, pas de retouche, pas de reprise, pas de remord, pas de retour. Surtout pas de retour.
Marcel, le soir, devient bâtisseur, il transforme les épreuves en dessins, il donne une forme à l’ombre qui l’habite.
Il construit un monde, comme Dieu. Il évacue là sa sexualité, sa colère, ses drames. Infatigable. Il organise son univers, lui qui est refusé de partout. Il a besoin d’être créateur, sinon de sa vie, au moins de la vie de ses dessins. Il faut qu’il maîtrise quelque chose, la nature doit être domestiquée, les gens doivent vivre en autarcie, en circuit fermé.
Le papier abrite ce qu’il ne peut pas dire, encore moins écrire.
Le dessin est son écriture, son vocabulaire.
Le regard peut parcourir indéfiniment un dessin et toujours découvrir un nouveau détail.
Il produit son œuvre en dehors des circuits marchands, il n’est inscrit dans aucun réseau artistique.
Par sa femme, il rencontre un couple en 1971, Liliane et Bertrand K.
Il leur a laissé plus de soixante dessins.
Ils ont recueilli, conservé, aimé, mis sous verre, exposé, regardé, commenté, photographié, présenté, montré, expliqué les créations de Marcel Storr. Ils ont fait des recherches sur l’enfance de l’artiste, exploré ce qu’il était possible de trouver sur sa biographie. Ils ont protégé et respecté son travail. Ils ont toujours su la grande importance de leur mission.
De 1938 à 1964, Marcel Storr dessine, nous pourrions dire peint, des églises, des cathédrales. À partir de 1965 des cités imaginaires deviennent le sujet exclusif de sa création. 18 feuilles de Canson accueillent des mégapoles. Les bâtiments sont utopiques, inventés, irréels. Les détails s’ajoutent aux détails. Une toute petite partie, prise au hasard est un univers en soi. Si nous l’isolons, nous voyons encore un monde. Il dessine chaque pierre, chaque nuage, chaque oiseau. Les humains, toujours en bas de la feuille sont minuscules, prisonniers d’une architecture écrasante.
Ce que l’on voit d’abord, c’est la verticalité, les traits, la couleur, les ciels. Nous restons toujours en dehors des bâtiments, des églises, il ne nous fait pas entrer. Il n’existe pas un intérieur où il pourrait se protéger de l’hostilité extérieure.
Marcel Storr, dessinateur, bâtisseur, architecte est né le 5 juillet 1911, il est mort le 10 novembre 1976. Il n’a jamais eu le mode d’emploi du monde, ni de l’art, ni du cœur.
* Le site de Françoise Cloarec
* MARCEL STORR ET LES GRIGRIS DE SOPHIE
(cliquer sur les liens)
MARCEL STORR BÂTISSEUR VISIONNAIRE
au Pavillon Carré de Baudouin
121 rue de Ménilmontant, 75020 Paris
Entrée libre
jusqu'au 31 mars 2012 (prolongation exceptionnelle grâce au fabuleux succès rencontré par l'exposition !)
2 commentaires:
« Dessiner apaise sa fièvre, intensifie sa vie. »
Faut-il revenir sur ce texte si généreux et qui nous donne tant à penser ? Faut-il commenter des commentaires ?
Chacun fera ce qu’il voudra, mais pour ma part, je ne veux que souligner ce qui chez moi fait sens – quitte à laisser ce sens dans l’ombre : il parlera à ceux qui sont en résonnance avec ça.
Donc voilà : je souligne le passage où il est dit que ces dessins sont faits parce qu’ils intensifient la vie de celui qui les trace.
Bonjour
Je viens de lire ce texte sur Marcel Storr apres avoir vu l expo au Carre Beaudoin jeudi dernier ou il y avait la visite accompagnee avec Mme Cloarec , je suis conquise par cet artiste! encore plus maintenant que son debut de vie ressemble a celui de ma mamman qui a ete a l orhelinat a¨Paris lors de sa naissance en 1927et tout comme Mr Storr placee dans une ferme a Toucy dans l yonne ! et comme lui elle a ete tres malheureuse son reve a elle c etait la couture mais pour ces enfants seul le metier de bonne leur etaient destinees , elle vit toujours dans l yonne et je lui poserai la question car ils etaient plusieurs enfants
Voila , des que je peux j achete vos livres car j adore aussi Seraphine de Senlis
Merci pour ce partage de votre passion
Bien a Vous
Annie T
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