MARTIN BISSIERE, L’ÉMERGENCE DE LA PEINTURE
Martin Bissière, La montée des extrêmes – Oxygène / Exposition au Musée de Soissons, ARSENAL / Du 19 septembre au
15 novembre 2015
La peinture
de Martin Bissière se caractérise par une profusion d’expérimentations
picturales de natures variées et pourtant cohérentes. Né en 1962, l’artiste se
consacre d’abord à la musique, puis se tourne vers la peinture au milieu des
années 1980. Attentif aux bouleversements esthétiques survenus à partir des
années 1960, l'artiste témoigne pourtant d'une persévérance opiniâtre quant à
la poursuite d'une recherche plastique qui traverse sans encombres les tabula
rasa minimales et conceptuelles. Ce dernier mène depuis maintenant
trente ans une pratique picturale selon une infaillible exigence personnelle.
Face à son œuvre, force est de constater que Martin Bissière est un peintre
comme on en voit peu. Très tôt, il s’émancipe du caractère anecdotique et
narratif de la figuration pour s’orienter vers une forme singulière de peinture
abstraite, accueillant en son sein l’enfouissement de motifs originels.
Révélant la formation progressive d’une manière
originale, l’artiste s’affranchit d’un savoir-faire trop impersonnel et d’une
technique trop maîtrisée. Perdre le contrôle du trait, voici le mot d’ordre qui
conduit Martin Bissière à un lâcher-prise empreint de virtuosité. Les formes et
les couleurs se déploient, enrichies d’une attention toute particulière à la
densité de la matière picturale. La recherche abstraite, bien sûr, n’est jamais
totalement détachée d’une figuration sous-jacente. On y observe la volonté
accrue de faire émerger à la surface de la toile la représentation d’une
réalité sensorielle et émotive. Les abstractions de Martin Bissière témoignent
de la dextérité de l’artiste, celle-là même qui l’autorise à quitter la sphère
d’un réalisme trop restrictif.
Issu
d’une famille d’artistes, Martin Bissière fait très tôt l’expérience de la
rivalité[.
En 1997, il découvre la pensée de l’anthropologue René Girard, dans laquelle il
trouve un écho à sa propre pratique, envisagée comme un « art du
ressentiment »[. La
notion de « rivalité mimétique » décrit l’absence de l’autonomie du
désir. Nous désirons ce que désire autrui. Cette rivalité nous conduit
potentiellement au conflit. Au travers de ce concept de « rivalité
mimétique », l’artiste appréhende la peinture comme une « prise de
pouvoir ». Sa
pratique s’inscrit alors dans une relation passionnelle avec celle d’autres
peintres qu’il adule tant qu’il les rejette. C’est au moment crucial de son
apprentissage de la rivalité que Martin Bissière inaugure la singularité de sa
propre pratique, l’artiste affirmant faire « de la peinture avec de
mauvais sentiments ».
Le peintre rejoint ici la manière dont Jean-Paul Sartre s’expliquait sur la
fameuse formule de Huis-Clos,
« l’enfer c’est les autres », lors de l’enregistrement de la pièce en
1964. Les « autres » seraient « au fond ce qu’il y a de plus
important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-même. »
Sartre ajoute plus loin que nous nous jugeons au travers d’autrui, au travers
de l’image que les autres nous renvoient de manière spéculaire. Nous retrouvons
chez Martin Bissière une attention à la relation spéculaire qu’il entretient
avec d’autres peintres, appréhendés en termes de rivalité.
Le
travail de Martin Bissière rejoint la notion de « catastrophe »
introduite par Gilles Deleuze dans ses conférences sur la peinture.
Tandis que la toile vierge contient en puissance « la naissance d’une
chute », selon les termes du philosophe, la « catastrophe »
affecte l’acte de peindre en lui-même. Il s’agirait d’un chaos originel
appartenant à la condition pré-picturale du tableau, ce dernier étant
inséparable de l’avènement de la couleur. C’est ainsi que, de ce désordre
émerge l’armature de la toile, obligeant l’acte de peindre à affronter sa
condition première. De manière similaire, l’avènement du fait pictural implique
de se défaire de tout ce qui pèse sur le tableau avant même qu’il ne soit
commencé.
Martin Bissière envisage la peinture comme « un monde en soi qu’il faut
expulser ». L’œuvre achevée apparaît comme une éruption, un jaillissement
inéluctable que rien ne peut entraver. Elle serait la conséquence d’un tumulte
intérieur, d’une inquiétude originelle. Le peintre évolue dans un état
d’immersion, dans l’intériorité d’une pratique « totalisante ». Caractérisée
par des couleurs sombres et terreuses, la première série développée par Martin
Bissière s’intitule « Baroque » (1993-1996). Inspiré par la peinture
du XVIIIème siècle, l’artiste y trouve des motifs et des personnages
qu’il s’agira d’enfouir, révélant ainsi le champ de l’abstraction. Ensevelies
sous les couches d’une peinture « all over », les figures se
dissolvent. Elles viennent hanter des toiles animées par l’enchevêtrement de
touches et de coulures apparentées à une végétation sous-marine. Sur les toiles
Baroque 1 et Baroque 8, on observe ce qui ressemble à des figures agonisantes,
le spectacle d’un carnage dont il ne restera bientôt que les débris. Les autres
tableaux de la série apparaissent à la manière d’instantanés, comme si ils
figuraient l’instant T d’un corps à corps entre plusieurs forces rivales. Devant
ces œuvres, le spectateur fait l’expérience de ce qui pourrait être perçu comme
une noyade, une perte de repères vertigineuse, le chaos d’un champ de bataille.
Les touches et la gestuelle du peintre témoignent de formes éclatées. Lorsqu’elles
se rejoignent par instant, c’est au travers d’une fusion passagère qui laisse
bientôt place à une dissolution inévitable.
Martin
Bissière met en œuvre un jeu de références impliquant des formes issues de
l’art occidental. Ce système d’échos apparaît comme le détour nécessaire à
l’élaboration d’un langage pictural singulier, celui-là même qu’il nous reste à
décrypter. La peinture apparaît comme le « lieu du désir », une
ardeur en perpétuelle expansion qui débouche sur la rivalité et la violence. En
laissant Eros apparaître à la surface de la toile, l’artiste présente le danger
qui l’accompagne, le combat ancestral qui l’oppose à Thanatos. C’est au travers
de ce conflit millénaire que le peintre trace sa voie pour nous conduire vers
des lieux insoupçonnés. Alors apparaît l’irruption d’un événement pictural, ici
et maintenant. La série « Vénus » (1996-1998) est issue d’une gravure
de Giorgio Ghisi, d’après Luca Penni, Vénus
piquée par un buisson de roses. Selon Martin Bissière, les tableaux qui en
découlent sont les métaphores d’un jaillissement de la couleur apparenté au
« sang de Vénus » éclaboussant les pétales de roses blanches.
Eros célèbre la couleur comme l’enjeu originel de la peinture. Pour réaliser
ces tableaux, Martin Bissière utilise des toiles non préparées qu’il laisse
nues aux rebords. Cette série se distingue par l’application d’une « grille »,
l’artiste ponctuant chaque tableau du croisement de lignes de couleurs (noires,
vertes, rouges ou blanches). On pourrait y voir une allusion à l’idéal de la
beauté classique, régie par les règles de l’harmonie. Cependant, le traitement de
la matière ne s’encombre pas des lois qui régissent le « beau » platonicien.
L’inscription du mot « VENUS » sur chaque toile intervient au moment
où l’artiste pense avoir terminé le tableau. Ici, tout se passe comme si la
déesse, surgissant de couches picturales indisciplinées, demandait à renaître,
libérée des lignes de pureté qui la maintenaient captive.
Tandis
que nous attribuons à la peinture l’influence dominante de l’œil, la langue
allemande, avec le mot « malen »,
témoigne d’une préférence pour le geste.
Martin Bissière ne connaît que trop bien l’antagonisme, ou plutôt
l’affrontement entre la main et l’œil. Parcourant la surface de ses toiles, il
nous faut renoncer à résoudre cette tension entre le « trait » manuel
et la « ligne » visuelle. Avec les tableaux de la série « Décors
pour un film américain » (2000-2005), l’artiste flirte avec les frontières
de l’abstraction. Le peintre applique des couleurs franches pour esquisser des paysages
désertés de toute figure humaine. Dans l’attente d’un protagoniste, ces
derniers apparaissent comme la célébration de l’absence.
C’est alors que le décor devient l’acteur, baignant dans des pans horizontaux
de couleurs pures. On y décèle une profondeur invitant le regard à s’engouffrer
dans la scène à venir d’un film évanescent. Certaines toiles échappent pourtant
à une appropriation figurative du regard, délaissant le spectateur devant les
bribes de ce qui pourrait être une scène cinématographique. On observe alors la
rencontre de masses colorées plus ou moins diluées, laissant place au contraste
naissant de la juxtaposition de couleurs complémentaires. Tandis que le violet
rencontre le jaune, le vert soutient le péremptoire des taches rouges. Dans
l’attente de la scène qui viendrait s’y produire, les tableaux de cette série
accueillent par anticipation un décor où triomphent nos projections mentales.
Par
une pratique proche de la méditation, Martin Bissière recherche l’avènement
d’un accomplissement, qui exige pourtant l’expérience d’une certaine forme de
« folie » mais aussi d’une dimension magique, quasi religieuse. Selon
les mots de l’artiste : « La vraie vie c’est la peinture parce que
j’y joue ma vie ».
La toile posée au sol, Martin Bissière travaille dans l’urgence, se livrant à
un corps à corps avec son support. A partir de 2005, l’artiste inaugure une
série inspirée par sa pratique des arts martiaux. Son titre, « Shaolin Art
Center » (2005-2008) désigne le célèbre monastère bouddhiste. Prenant
appuis sur le fond blanc d’une toile préparée, l’artiste délimite des pans
autonomes portés par un réseau de lignes qui gagnent progressivement de
l’ampleur. Les couleurs s’organisent selon une déclinaison de lignes noires ou
bleues, celles-ci venant fragmenter la toile comme si elles la mettaient en
pièces. Ces toiles de Martin Bissière sont animées par ce que Deleuze
appellerait « la déformation comme concept pictural », le terme
n’étant pas à confondre avec l’idée d’une « décomposition ». Bien au
contraire, la forme se définit comme le lieu où s’exerce une force qui exige
d’être rendue visible.
A cette occasion, l’artiste nous laisse entrevoir ce qui l’anime, sans pourtant
nous donner la clé : le mystère quant à l’objet du combat reste entier.
Le
travail de Martin Bissière évolue dans un monde habité par un imaginaire de la
fin des temps, un monde aux utopies perdues, dont le système de valeurs ne
cesse de s’effondrer. Dans un environnement contemporain saturé s’images, c’est
le mode d’existence de l’image elle-même qui se trouve menacé de mort.
Pourtant, ce monde « déjà fini » accueille des intervalles dans
lesquels perdure l’authenticité de la peinture et l’engagement vital de
l’artiste. Celui-là, qui seul se rend capable d’imaginer un
« au-delà », un « avenir » possible. Dans Achever Clausewitz (2007), René Girard
présente la violence comme une fin et non plus comme un moyen. L’homme y est
désigné comme l’adepte d’une jouissance de la destruction, tandis que le monde
se trouve menacé d’extinction. Entre 2009 et 2012, Martin Bissière développe
une série intitulée « La Montée des extrêmes ». Devant la violence contemporaine,
celui-ci met un terme à la « rivalité mimétique » qui a si longtemps
animé sa pratique artistique. Le peintre se nourrit d’une multiplicité d’images
avant d’aborder la toile vierge. L’éclatement des couleurs et la gestuelle de
l’artiste semblent obéir à un principe d’orchestration symphonique[.
Inspiré par le rêve d’une « totalité », ces œuvres portent en elles
le danger qui accompagne, dans le réel, une montée effective des extrêmes. La
toile apparaît alors comme le lieu où se rejoignent le meilleur et le pire de
la nature humaine. Submergée par un débordement de couleurs, la raison s’efface
au profit de la lutte ancestrale entre Eros et Thanatos. Devant les pigments
déployés, le spectateur serait voué à oublier, pour un temps, l’éducation
reçue, celle qui conditionne notre être au monde et nous apprend à tempérer,
domestiquer, dompter…
La peinture
de Martin Bissière témoigne d’une certaine parenté avec la pensée d’Albert
Camus, tout particulièrement avec le discours de l’auteur sur l’« homme
absurde »[15].
Conscient de la finitude de son existence et du désenchantement du monde, ce
dernier est aussi le protagoniste d’une révolte salvatrice – celle là même dont
Martin Bissière fait l’expérience au travers de son travail plastique. Sans
chercher le recours à une quelconque transcendance, l’artiste s’empare de
l’étrangeté de l’existence au travers de simples moyens humains qu’il met à
profit dans la peinture. Tandis qu’il se libère de la figure, autrement dit
d’une dimension narrative, Martin Bissière recherche une essence, le mode
d’existence du fait pictural lui-même, exigeant un éternel recommencement. Depuis
2013, l’impulsion qui sous-tend la pratique de l’artiste se déplace
sensiblement. Emancipé de la rivalité qui l’opposait à d’autres peintres, ce
dernier cesse de malmener la toile, inaugurant une nouvelle série de tableaux
intitulée « Oxygène ». Ces œuvres émergent de ce qui pourrait
s’apparenter à une nouvelle « respiration ». En intervenant
directement sur la toile avec les doigts, sa pratique glisse vers le modelage,
puis accueille une déclinaison de lacis au spray d’intensités variables. Laissant
aux couleurs la liberté de se superposer, il fait le deuil d’une relation
conflictuelle avec son propre médium d’expression. Il ne s’agit plus de lutter
avec les pigments mais de travailler « avec » la peinture. Face à
l’épuisement du « moteur mimétique »[
Martin Bissière inaugure une pratique picturale apaisée, qui va de paire avec la
possibilité d’une réconciliation. Tandis que la planéité de ses compositions
accueille une profondeur mystérieuse, le talent du peintre se manifeste dans la
transposition, sur la toile, d’une sensibilité singulière. En dehors de toute
distinction entre figuration et abstraction, il s’agirait pour l’artiste de
« défaire les ressemblances » pour observer l’avènement d’une
« présence »[
Tout
en se délestant de l’héroïsme romantique avant-gardiste qui caractérise souvent
la peinture, Martin Bissière établit un dialogue décomplexé avec l’histoire de
l’art. Il s’agit là, non pas d’un poids qu’il aurait à porter sur ses épaules,
mais d’une conversation féconde, faite de rivalité, d’exaspération mais aussi
de légèreté. Inspiré par le baroque, Martin Bissière développe une pratique
apparentée à l’écoulement d’un fleuve, dont nous suivons les ressacs, les
variations et les boucles selon un déroulement étranger à toute forme de
finitude. L’artiste envisage la peinture comme une manière d’être au monde,
animée par l’énergie de la « Révolte ». Présenté au public, le tableau
apparaît comme une extension dotée d’une dimension nouvelle, d’une qualité
d’être supplémentaire. L’artiste poursuit un Œuvre empreint tout à la fois de
violence et de finesse, dont il nous reste aujourd’hui à apprécier la justesse.
Laure Jaumouillé
"Martin Bissière, né à Paris en 1962, est issu d’une famille d’artistes. Il vit et travaille à Paris. Dès le début des années 90, son travail tourne autour de l’accident, du désir et de la violence. En 1997, la découverte des travaux de l’anthropologue René Girard sur le désir mimétique l’amène à se reconnaître dans la description du désir humain en perpétuelle expansion qui débouche tôt ou tard sur la rivalité, puis sur la violence. Martin Bissière travaille sur et contre la peinture. Il cherche à débusquer son identité de peintre dans le « sacrifice » d’innombrables images qui sont autant des modèles que des obstacles. Ses oeuvres sont traversées d’une gestuelle énergique, tâchées de glacis colorés et de formes qui se construisent puis se disloquent, métaphores d’un « paradis instable ». Jours après jours, tableaux après tableaux, il tente de gagner sa place dans une hiérarchie de peintres toujours en mouvement. Les oeuvres exposées à l’Arsenal dessinent les tumultes d’une vingtaine d’années où les séries s’enchaînent. Vénus, Décors pour un film américain, Shaolin Art Center, La montée des extrêmes, toutes témoignent des multiples formes du désir d’un peintre appliqué au seul champ de la peinture. La dernière série, Oxygène, constate l’épuisement du moteur mimétique et s’éloigne de l’air vicié de La montée des extrêmes."
JUSQU'AU 15 NOVEMBRE 2015
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