Les gants d'Anne-Sophie Oury-Haquette, qu'on dirait tout droit surgis de la Belle et la Bête, me semblent remplis du pouvoir des contes de fées. Leur charge onirique est si forte que j'ai l'impression que la Bête, qui est en réalité un prince beau et généreux, rempli d'amour et de soif de justice, vient de les ôter pour s'attabler avec sa Belle, à la grande table des contes, et saisir de sa main poilue un verre en cristal afin de trinquer à l'amour éternel.

Mais le gant, avec sa finesse vaporeuse, est aussi celui de la Belle. Il me donne l'impression que si je l'enfilais, cette femme vieillissante et rude que je suis devenue serait transformée en belle jeune fille et emportée au pays des contes, celui-là-même que je recherchais lorsque, étant enfant, je m'asseyais devant le placard ouvert au fond duquel s'entassaient pêle-mêle nos vieilles chaussures fatiguées et l'odeur vague de cuir et de pieds qui les accompagnait. On ne pouvait faire plus trivial et désolant que ce placard de pauvres. Mais c'était là, et nulle part ailleurs, que je visualisais, tout au fond, la porte miniature qui n'existait pas mais qui, si j'avais pu l'ouvrir, aurait dévoilé un monde enchanté. Une petite porte seulement aurait alors séparé le monde triste et gris de ma vraie vie de celui, coloré et onirique, des contes de fées. Je restais donc plantée là quand bien-même une partie de moi ne croyait pas à la magie. J'étais cartésienne et n'étais pas dupe de ma propre fantasmagorie, pourtant si forte qu'elle me tenait là de longues minutes, et que j'y revenais. Je convoquais, en vain, un imaginaire qui aurait pu se déployer dans une belle maison ancienne ; par exemple dans le grenier d'une maison familiale qui aurait vu passer des générations se racontant, ou se cachant, beaucoup d'histoires. Un grenier rempli de malles contenant des vieux tissus dont le temps a usé les fibres pour les rendre fragiles et transparents, des jupons blancs, des chemisiers ornés de dentelles…


Mais revenons-en aux gants. Ils ont en commun la même magie, celle des rêves. Regardez : ils palpitent d'âme, ils respirent, ils sont imbibés de conscience. Ils sont, à l'évidence, plus que des "créations artistiques". En ce sens je les comparerais aux œuvres d'art populaire ou folklorique et à l'art sacré. C'est-à-dire aux œuvres qui ont été faites avec une intention spirituelle, éventuellement même avec l'intention d'y injecter un pouvoir. Devant ce type de pièces on est souvent saisi d'émerveillement ou d'effroi. C'est le cas devant cette série de gants dont on ressent combien l'artiste y a mis de sa substance intérieure afin d'en faire des objets enchantés - brodés de son âme poétique, non de sortilèges maléfiques.

Lorsqu'il est puissant et sincère, l'art peut transfigurer le monde. Les gants d'Anne-Sophie Oury-Haquette sont un message fragile et bouleversant pour nous dire qu'il y a autre chose que cette apparente brutalité chaotique qu'on appelle "civilisation".
Si nous enfilions tous de tels gants, nous verrions instantanément la pure beauté naturelle de l'autre comme il verrait la nôtre. Nous entendrions respirer les arbres, nous verrions les diamants que dépose la rosée dans l'herbe, nous sentirions la puissance de la couleur rouge dans la nature, nous serions sensibles à la bienveillance affairée des abeilles... Sous la Bête, (métaphore cette fois de l'homme assoiffé de pouvoir et d'argent) nous pourrions voir le prince palpitant, et dans chaque femme, une âme Belle. Le pouvoir du gant, ce serait de déclencher notre profonde nature spirituelle, seulement recouverte par les sédiments de nos vécus respectifs mais qui existe toujours à la base de ce que nous sommes.
Dans ce texte je ne vous parle que des gants mais dans chaque mot est cousu, brodé en filigrane tout l’univers créatif d'Anne-Sophie Oury-Haquette, âme sensible et talentueuse, plasticienne, brodeuse et poète... avez-vous lu ses poèmes au fait ?
En voici un :
Les cerfs
Il faudra désormais suivre les cerfs ;
Tu laisseras à la lisière ton costume de ville,
Tes ailes, jamais ouvertes…
Le jour se lève à peine,
Tu marcheras pieds nus dans les festons du gel :
C’est une invocation muette,
Loin des rues sans nom où claquent des pas inconnus :
« Cerf ! Biche ! Oiseau !
Tout ce qui fuit à notre approche ;
Emmenez-moi !
Que je glisse mes doigts dans vos plumes,
Dans vos fourrures vivantes ;
Laissez-moi caresser vos bois duveteux,
Que je colle à vos cœurs battants mon oreille !
Avant que mes fils s’effilochent,
Avant que tout se casse,
Je veux plonger,
Jusqu’à moi,
Dans les lacs de vos yeux,
Jusqu’à la chambre obscure où je danse. »
Compagne tranquille de ce qui ne se dit pas,
Je marche sur le chemin,
Je ne laisse aucune trace.
Extrait du livre « Carnets Text’styles - Je n’ai jamais su coudre » Paru aux éditions de la Fabrique Poétique
Les textes sont accompagnés de reproductions d’œuvres brodées d’Anne-Sophie Oury-Haquette


Les gants d’Anne-Sophie Oury-Haquette sont à découvrir avec d’autres créations et les créations d’Ise Cellier, dans l’exposition « Mademoiselle B, un enfançon femelle » jusqu'au 25 mai 2025.
Adresse :
Maison de l’Abbé Prévost
La plus petite librairie du monde
11 , rue Daniel Lereuil
62140 Hesdin La Forêt