Mon ami PATRICK CHEVALLIER est un grand voyageur.
De son retour d'Iran il m'a envoyé des photos du JARDIN DE PIERRES D'ESFANDIARPOU, découvert dans le désert, pas loin du village de Balvard à 45 kms de Sirjan dans la province de Kerman au sud-est du pays.
Ce jardin est l'œuvre d'un berger sourd et muet de naissance : DARVICH KHAN ESFANDIARPOU (aujourd'hui décédé) .
Des milliers de pierres, petites et grandes, sont accrochées et suspendues aux branches.
... "Dans le désert de Datch-i-Lout, au sud du Khorassan, un vieux pâtre sourd-muet recherche sans trêve, obéissant à une vision mystique, des pierres percées ; il les enfile à l’aide de câbles téléphoniques et compose d’insolites bouquets qu’il dispose sur des branches difformes également ramenées de l’horizon désertique".
« Le jardin de pierres » un film de Parviz Kimiavi
« Votre péché abominable vous empêche de percevoir ma splendeur. »
(J.-L. BORGES.)
(J.-L. BORGES.)
Par Ignacio Ramonet
Directeur du Monde diplomatique de 1990 à 2008.
" Dans
le domaine de l’art, les régimes intolérants suscitent d’ordinaire une
rhétorique de la dissimulation et du leurre. Les artistes, que la
censure surveille, puisent dans l’arsenal des tropes, biaisent leur
langage et s’expriment par allusions, paraboles ou antiphrases. Dès
lors, pour être mieux comprise, l’œuvre nécessite un décodage, une
interprétation ; sa critique, fatalement, relève aussi d’une herméneutique.
De ce discours à double sens, truqué, le Jardin de pierres, du réalisateur iranien Parviz Kimiavi, constitue un témoignage exemplaire.
L’anecdote nous interroge d’emblée par son étrange pureté dans le désert de Datch-i-Lout, au sud du Khorassan, un vieux pâtre sourd-muet recherche sans trêve, obéissant à une vision mystique, des pierres percées ; il les enfile à l’aide de câbles téléphoniques et compose d’insolites bouquets qu’il dispose sur des branches difformes également ramenées de l’horizon désertique.
Cet émule lointain du facteur Cheval organise peu à peu un déconcertant jardin, baroque et disloqué (rien à voir avec la sérénité des jardins de rochers de l’art zen, si ce n’est l’essentiel, à savoir l’effet satori, « suspension panique du langage », « exemption du sens ») (1). Son travail absurde, de Sisyphe, dérange bientôt la vie du village, il parasite l’ordre des choses, brouille les communications, intrigue les représentants de l’Etat (militaires, fonctionnaires, religieux). Toutefois, malgré son illogisme et sa singularité (ou précisément pour cela), le jardin impose à certains un réel respect et encourage même une surprenante spéculation religieuse.
Tous réclament un sens à ce qui n’en a que dans une autre logique, et c’est ce défaut de sens, cette béance sémantique qui, dans un même mouvement, fascine et déçoit car rien ne comble vraiment ou n’organise ce jardin de pierres sinon la propre détresse du berger. Pour cet homme muet, les pierres deviennent alphabet, les bouquets paroles et le jardin texte, livre qui pour un musulman ne saurait être autre que le Coran lui-même où le berger quête une réponse à ses misères : son fils emporté par l’armée, son troupeau condamné à périr, sa vie de nomade méprisée par le progrès sauvage.
Le jardin constitue donc une révolte ésotérique, névrotique, contre l’Etat ; le personnage mystique qui apparaît en songes au pâtre et lui recommande d’organiser un jardin de rochers nous renseigne bien sur les révoltes auxquelles renvoie le réalisateur. Vêtue de noir et le visage resplendissant de lumière, l’apparition est en effet une condensation de deux personnages historiques iraniens ; Abbou Muslim, chef d’un mouvement révolutionnaire qui éclata dans le Khorassan en 747 et renversa la dynastie ommeyyade, la remplaçant par la dynastie abbasside dans l’espoir de voir appliquer un Islam chiite plus social ; et le fabuleux Hakem al Muqanna (2), chef spirituel hérétique qui, dans la même région, quelques années après l’exécution d’Abbou Muslim par les Abbassides, dirigea une violente insurrection contre cette dynastie.
Etrange film, en somme, qui, pour échapper à la censure, se présente d’une part comme un documentaire sur un créateur d’« art brut » (le berger incarne son propre rôle, il est effectivement sourd-muet et accroche aux arbres des objets insolites) et d’autre part comme une fiction métaphorique sur les dangers de la création en régime autoritaire. L’intelligence de Parviz Kimiavi, c’est d’avoir su si bien tresser les deux aspects qu’il en résulte un film captivant où la poésie et l’histoire révèlent avec le même lyrisme le désespoir des paysans pauvres d’Iran."
De ce discours à double sens, truqué, le Jardin de pierres, du réalisateur iranien Parviz Kimiavi, constitue un témoignage exemplaire.
L’anecdote nous interroge d’emblée par son étrange pureté dans le désert de Datch-i-Lout, au sud du Khorassan, un vieux pâtre sourd-muet recherche sans trêve, obéissant à une vision mystique, des pierres percées ; il les enfile à l’aide de câbles téléphoniques et compose d’insolites bouquets qu’il dispose sur des branches difformes également ramenées de l’horizon désertique.
Cet émule lointain du facteur Cheval organise peu à peu un déconcertant jardin, baroque et disloqué (rien à voir avec la sérénité des jardins de rochers de l’art zen, si ce n’est l’essentiel, à savoir l’effet satori, « suspension panique du langage », « exemption du sens ») (1). Son travail absurde, de Sisyphe, dérange bientôt la vie du village, il parasite l’ordre des choses, brouille les communications, intrigue les représentants de l’Etat (militaires, fonctionnaires, religieux). Toutefois, malgré son illogisme et sa singularité (ou précisément pour cela), le jardin impose à certains un réel respect et encourage même une surprenante spéculation religieuse.
Tous réclament un sens à ce qui n’en a que dans une autre logique, et c’est ce défaut de sens, cette béance sémantique qui, dans un même mouvement, fascine et déçoit car rien ne comble vraiment ou n’organise ce jardin de pierres sinon la propre détresse du berger. Pour cet homme muet, les pierres deviennent alphabet, les bouquets paroles et le jardin texte, livre qui pour un musulman ne saurait être autre que le Coran lui-même où le berger quête une réponse à ses misères : son fils emporté par l’armée, son troupeau condamné à périr, sa vie de nomade méprisée par le progrès sauvage.
Le jardin constitue donc une révolte ésotérique, névrotique, contre l’Etat ; le personnage mystique qui apparaît en songes au pâtre et lui recommande d’organiser un jardin de rochers nous renseigne bien sur les révoltes auxquelles renvoie le réalisateur. Vêtue de noir et le visage resplendissant de lumière, l’apparition est en effet une condensation de deux personnages historiques iraniens ; Abbou Muslim, chef d’un mouvement révolutionnaire qui éclata dans le Khorassan en 747 et renversa la dynastie ommeyyade, la remplaçant par la dynastie abbasside dans l’espoir de voir appliquer un Islam chiite plus social ; et le fabuleux Hakem al Muqanna (2), chef spirituel hérétique qui, dans la même région, quelques années après l’exécution d’Abbou Muslim par les Abbassides, dirigea une violente insurrection contre cette dynastie.
Etrange film, en somme, qui, pour échapper à la censure, se présente d’une part comme un documentaire sur un créateur d’« art brut » (le berger incarne son propre rôle, il est effectivement sourd-muet et accroche aux arbres des objets insolites) et d’autre part comme une fiction métaphorique sur les dangers de la création en régime autoritaire. L’intelligence de Parviz Kimiavi, c’est d’avoir su si bien tresser les deux aspects qu’il en résulte un film captivant où la poésie et l’histoire révèlent avec le même lyrisme le désespoir des paysans pauvres d’Iran."
(1) Roland Barthes, L’Empire des Signes, al Skira éditeur, Paris, 1970, page 99.
(2) Au sujet de ce personnage, cf. le Masque-Prophète, conte de Napoléon Bonaparte et le Teinturier masqué,
récit de Jorge-Luis Borgès, dans Histoire de l’infamie, col. 10/18,
n° 184/185, Union générale d’éditions, Paris, 1964, ainsi que la pièce
de théâtre d’Abdelkebir Khâtibi, le Prophète voilé.
LE LIEN VERS L'ARTICLE
(cliquer)
Darvich Khan, un berger sourd et muet, danse au milieu de son jardin de pierres, sa création magique. ( l'extrait du film "Le jardin de pierres" 1976, réalisé par Parviz Kimiavi).
1 commentaire:
Ma très chère sophie encore merci de cette splendide générosité à l’égard de tes lecteurs c’est époustouflant de beauté et merci de nous avoir présenté ton jardinier
Merci ce sont des actes sacrés et la phrase de Borges va comme un beau gant souple de cuir de cochon.
Je t’embrasse très fort et apporte une tendresse toute particulier car je sais que tu es dans une grande periode de deuil.
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