Les Grigris de Sophie ce sont bien sûr des broches, des colliers et des sacs … mais c’est aussi un blog !

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Mais c’est aussi un blog ! Un blog dans lequel je parle de CEUX et de CE que j’aime …
HHHHHHHHHHHHHHHHHHHH
Vous trouverez ici des artistes, des lieux insolites, des recettes, des films, des expositions, des musiques, des spectacles, des photographies d’amis ….
Tout ce qui rend la vie meilleure, tout ce qui rend ma vie meilleure !

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jeudi 2 juin 2016

DANS L'ATELIER DE FRANÇOIS TORTOSA

Aout  2015 ....




Exceptionnelle rencontre que celle que nous fîmes à Sotteville-Les-Rouen avec François Tortosa.

Une visite chaleureuse, sincère, des explications nombreuses,  un goûter avec de délicieux gâteaux réalisés par Anne la femme, la muse de François.

Je ne voulais pas dans mon article évoquer les années de prison, je ne voulais pas faire allusion au passé de François mais est ce possible ?
Comment passer sous silence ce qui représente presque un tiers de la vie de l’artiste ? Et qui fait qu’il est là aujourd’hui, humble, reconnaissant, qu’il est cet homme profondément humain, généreux.   Et si finalement, son vrai talent c'était de faire oublier son passé et d'avoir réécrit son avenir ?
Ex-truand fiché au grand banditisme, ex-taulard à la Santé pendant 22 ans, François Tortosa  est passé de l’ombre à la lumière.
La lumière de ses tableaux colorés, des toiles où Tortosa a pétri le sable, le papier mâché et la peinture.
L’homme est accueillant mais dans ses yeux malicieux passent parfois des nuages."J'ai en moi une plaie qui ne guérira jamais. J'ai fait mourir ma mère et mon père par mes actes. J'ai beau me noyer dans la peinture, je ne pourrai pas les faire revenir. J'ai payé, mais je ne peux effacer mon passé de truand".
François aurait pu être instituteur  …Il a fait à une époque de sa vie de mauvais choix.  Il propose aujourd’hui des visites, des rencontres avec des écoles, des enfants handicapés, des adolescents en difficulté, des enfants autistes.
 Si le terme n’avait pas cette connotation religieuse on pourrait sans hésiter parler de rédemption. « J'ai transformé ma vanité de truand en orgueil d'honnête homme ».
Lui qui en prison ne songeait qu’à s’évader l’a fait avec la peinture dans sa cellule isolée."La peinture m'a sauvé. En prison, j'ai lu énormément de bouquins sur les peintres. Puis j'ai commencé moi-même. Au début, je peignais des horreurs. Ma femme ne voulait même pas les regarder. Puis, c'est venu. Du fond de moi", dit-il.
Il parle de ses enthousiasmes. Pour Van Gogh, Matisse, Nicolas de Staël qu'il place au-dessus de tous. Mais il écoute aussi, pose des questions. Ce moment est un véritable moment de partages.
De cette visite on ne sort pas indemne, c’est une belle leçon de vie. 
























Et pour accompagner mes photos aujourd'hui, le très long mais passionnant entretien; de Jeanine Smolec-Rivais, réalisé le 28 mai 2012 à Sotteville-Les-Rouen.

Je vous conseille de le lire dans sa totalité car il donne de formidables  informations sur l'artiste atypique qu'est François Tortosa :

Jeanine Smolec-Rivais : François Tortosa, quand je suis entrée dans votre atelier, la première phrase que j'ai vue sur vos murs était : "La création ne vient que du cœur, des tripes, des couilles". Ma définition, celle qui me fait parcourir des milliers de kilomètres à la rencontre des artistes, est exactement la même…  
 
François Tortosa : J'aurais pu terminer cette citation, mais cela l'aurait banalisée. J'aurais pu ajouter : "Tout le reste n'est que banale technique picturale". C'est-à-dire que, s'il n'y a pas l'émotion dans sa création, comment la susciter chez celui qui regarde notre œuvre ? Sans l'émotion; l'art n'est qu'une création esthétique. Pourquoi pas de la déco ? Lorsque l'on réalise, par la connaissance peut-être, mais surtout pas l'expérience, que le beau est relatif à l'infini de l'humanité, un tableau est uniquement une question de relativité dans la conception du beau. J'ai horreur du mot "joli" : lorsque quelqu'un croyant me faire plaisir, me dit que c'est joli, il ne sait pas qu'il vient de sacrifier un tableau.
 
J. S-R. : Autre définition qui semble concerner tout votre travail : vous l'avez baptisé "Art'Dêche". Comme "être dans la dèche". Pourquoi cette définition ?
 
            F.T. : Il y a eu une première définition de ma peinture. En 2007, j'ai exposé à l'Hôpital Sainte-Anne à Paris, dans le musée Singer-Polignac. Il fallait que je donne un titre, pour mon exposition, et je l'ai appelée "Pitchic-Art". "Pitchic", en bas-espagnol signifie "petit". Donc, "Art petit". Comme Di Rosa a donné à son musée le nom d'"Art modeste", j'ai choisi "Art petit". Mais, depuis 2010, j'ai opté pour "Art'Dêche". D'abord, parce que l'Ardèche est une région de France que j'aime beaucoup, elle me rappelle un peu mon Algérie natale ; et ensuite parce qu'y fleurissent des fleurs sauvages que l'on appelle "Les Singuliers". De l'art pauvre, parce que, pécuniairement, je ne suis pas riche. Parfois, j'ai des difficultés à mettre de la peinture sur mes toiles. "Art pauvre", et "Art modeste" à la fois, puisqu'ils rejoignent "Pitchic-Art". Finalement, "Art'Dêche" pour lutter contre les appellations contrôlées de l'Art brut, Art singulier et autre Création franche…
 
                J. S-R. : Nous sommes assis devant de très nombreuses toiles. Avant de commencer vraiment à parler de vos œuvres, je constate que, à part un Christ qui, d'ailleurs est privé de croix, mais est dans l'attitude de quelqu'un qui est crucifié, et qui crie, qui est dans la souffrance, et auquel vous avez mis les stigmates dans les mains, tous les autres sont en groupes. Il y a au minimum deux personnes, mais en général il y en a plus. Pourquoi cette volonté de faire des groupes ? Est-ce par instinct grégaire ? Ou pour une autre raison ?  

F.T. : Non. Les groupes sont très rarement pairs. Toujours impairs. Pourquoi Jésus dans cette position ? C'est à la fois Jésus, mais c'est aussi l'enfance martyre. Pourquoi est-il seul ? Parce que la souffrance est en chacun d'entre nous, elle est solitaire. On ne souffre pas en groupe. On souffre seul, même si dans le groupe d'autres souffrent. Chacun a sa propre souffrance, sa propre douleur. C'est aussi un cri de révolte contre une forme d'injustice face à la brutalité, à la violence de notre société, de notre monde.
            C'est un cri de révolte. Et lui, que dit-il, en souffrant ? Il dit qu'il ne comprend pas pourquoi Dieu qui est tout puissant et qui nous a créés, ne le sort pas de cette situation ? C'est cette incompréhension de l'être humain, face à ce qu'il ne peut pas nommer, qu'il ne peut pas comprendre.
            C'est la raison pour laquelle je lui ai enlevé la croix. Parce que ce dolorisme, même si je sais que les Romains avaient crucifié les esclaves tout au long de la Via Appia, ne me sied pas. Et cette croix non plus. C'est juste du symbolisme.
 
                J. S-R. : Là où j'avais vu des groupes, vous précisez des "groupes impairs". Pourquoi ?
 
            F.T. : Là, c'est un peu ma formation scolaire. A mon époque, pour aller en Sixième, il fallait passer le Concours d'entrée au collège. Moi, comme j'étais enfant de parents pauvres, -mon père était un simple maçon- j'étais plutôt méprisé. Et, pour entrer au collège, j'ai dû passer le Concours de la Bourse nationale. Puis le concours de la Bourse départementale ; de façon que la Nation et le Département puissent payer mes études. On m'a bien expliqué que, contrairement aux autres, aux fils de colons, par exemple, la moyenne n'était pas 10/20, c'était 12/20 ! Je portais un numéro –et c'est le premier que j'aie eu dans ma vie- : FT98. J'étais le seul avec trois ou quatre Musulmans, à avoir un tablier noir. Pour résoudre ce problème de moyenne, je me suis mis à étudier comme un fou, et j'étais premier de la classe. "1" : chiffre impair. Et, à partir de ce moment-là, ces chiffres se sont succédés. Le groupe était pour moi le moyen de m'identifier. Lorsque je jouais, je n'étais pas le cow-boy, j'étais l'Indien. Lorsque nous jouions, au collège, les Arabes contre les Français, j'étais le gardien de but des Arabes. Imaginez les coups de poings que j'ai reçus et qu'il a fallu que je donne ! Une équipe de football, ce sont onze personnes. C'est à ce moment-là que cette notion de nombre impair est entré dans mon esprit.
 
                J. S-R. : Vous passez donc votre enfance en Algérie. A quelle époque êtes-vous venu en France ?
 
            F.T. : J'avais 17ans1/2. Mon père qui était pratiquement analphabète, mais qui était un homme merveilleux, parlait et pratiquait les Droits de l'Homme. C'était un communiste. Avant l'école française, il m'avait envoyé à l'école coranique pour y apprendre l'arabe. Dès l'enfance, je parlais donc le français, l'arabe, et l'espagnol. A 17 ans ½, alors que je devais entrer à l'Ecole normale, j'ai voulu quitter l'Algérie et venir en France. Pour cela, un seul moyen : entrer dans l'Armée. J'ai donc signé un engagement de trois ans pour la Marine nationale.

Cela a été le début de mes malheurs, parce que la Marine nationale m'a fait connaître Toulon, les mauvais quartiers de Toulon, "Chicago". Alors que j'étais un petit paysan désargenté, tout cela n'était pas très net dans ma tête. J'ai connu la grande ville, j'ai rencontré les personnes plus ou moins dépravées de ces quartiers… Lorsque j'ai quitté la Marine à vingt ans passés, j'étais seul, évidemment. Complètement libre. Je suis allé à Marseille. Cela peut sembler un cliché de raconter cela, mais dans un bar, je suis tombé sur des parachutistes de la Légion étrangère. Qui m'ont demandé si je ne voulais pas travailler pour l'Algérie ? Et bien sûr, ce travail consistait à faire des braquages. C'est ainsi que j'ai commencé ma carrière de gangster à Marseille. En faisant des hold-up ! Cela n'a pas duré très longtemps : nous nous sommes mis à notre compte, et nous nous sommes aperçus qu'il n'y avait, en fait, aucune direction politique dans nos actions. Alors, j'ai eu honte parce que mon père qui était communiste, m'avait appris autre chose que le fascisme.
            A ce moment-là, j'aurais très bien pu retourner faire mes études pour être instituteur. Mais j'étais lancé sur une mauvaise pente. C'était alors tellement facile d'entrer dans une banque et de prendre les sous ! Moi qui n'avais jamais eu d'argent, d'un seul coup j'avais tout ce que je voulais, voitures, etc. J'ai continué dans le mauvais chemin.
 
                J. S-R. : A partir de quel moment avez-vous commencé à peindre ?
 
            F.T. : Je dis que nous possédons tous, tous les arts en nous. Il suffit d'un déclencheur, une grosse peine, une grosse douleur… et soudain, on s'aperçoit que l'on est capable de faire quelque chose. La peinture, tous les arts, je dirai comme Nicolas de Staël : "C'est quatre-vingt quinze pour cent de travail, deux ou trois pour cent de patience, et un ou deux pour cent de génie, mais cela tu l'ignores" !
            En 1977, je suis arrêté, dans le cadre de l'enlèvement de PDG, Bernard Mallet de la banque Mallet-Schlumberger et Fedorov PDG également. Je suis incarcéré à la Santé. Comme il s'agit d'affaires à la fois graves et politiques, je suis mis en QHS –Quartier de Haute Sécurité-. Naturellement, à ce moment-là, mon seul souci, ma seule pensée, c'est de m'évader. M'évader physiquement, sauter les murs. Dans le quartier où je suis, je ne peux pas le faire. Il faut que je trouve un subterfuge pour sortir de ce quartier. Je dis donc au directeur que je veux faire de la peinture. Il a accepté. Pour autant, je ne suis jamais sorti du QHS ! Je crois que c'est à ce moment-là qu'a commencé ma révolution.

Une révolution commence par une introspection. Grâce à l'aide de livres de philosophie, la peinture m'y aidant, mon épouse, mes enfants m'y aidant, j'en viens au bout de quelques années à me dire que c'est moi qui suis un sale mec, que la société ne m'a rien fait –ce qui était vrai-. Commence alors ce que l'on appelle "le mépris de soi". Or, le mépris de soi… –et là, les livres de Michel Foucault m'ont beaucoup aidé- me fait dire : "Attention, François, le mépris de soi est la suprême vanité. Tu t'ériges en Dieu. Tu es ton propre juge…". Il a fallu que je fasse de nouveau un tour complet sur moi-même, c'est-à-dire une autre révolution pour arriver à la pacification du moi avec les autres, et les autres avec moi. Et à l'acceptation de ma peine. Et, sortant de mes propres schèmes de bêtise, en venir à l'intelligence. Tout ce que je m'étais créé moi-même.
 
                J. S-R. : Vous commencez donc à peindre en prison. Que peignez-vous ?
 
            F.T. : Ma femme peut vous le dire : je peins ce que l'on appelle "des horreurs". En très mauvais, bien sûr, on pourrait dire que je peignais du mauvais Kokoschka ! Les horreurs qui étaient en moi ! Je commençais à régurgiter toute ma haine, toute ma violence… Si l'on veut être gentil, appelons cela de l'Expressionnisme !
 
                J. S-R. : Mais quels sujets abordiez-vous ?
 
            F.T. : J'étais en prison, je parlais des prisonniers. Je voyais des violeurs, je peignais des violeurs ! Des assassins, je peignais des assassins, etc. Je peignais les situations de cour, les bagarres… Les disputes. Je peignais arbitrairement les matons comme des monstres, alors qu'il y a parmi eux de braves gens.
            Ma femme prenait les tableaux, et les mettait sous le lit, tellement c'était horrible à voir !
            Très progressivement, la pacification est entrée en moi. Réellement, je me suis élevé philosophiquement. Je suis devenu –je le suis toujours, d'ailleurs-, un rat de bibliothèque. La peinture m'a changé. Mais il ne faut surtout pas oublier le rôle d'Anne, c'est très important.
 
                J. S-R. : Mais, d'ailleurs, vous n'avez pas dit à quel moment vous vous êtes marié.
 
            F.T. : Nous étions déjà mariés.
 
                J. S-R. : Vous l'avez donc épousée avant d'aller en prison ?
 
            F.T. : Oui, oui ! Elle n'a pas eu de chance de tomber sur moi ! Je ne la méritais pas. Mais elle a décidé de continuer à vivre, s'occuper de nos enfants, parce que, quand je suis parti, mon fils Paco avait deux ans, et Thomas avait un an.
            A force de peindre, j'ai commencé à être connu, même en prison. Les médias se sont intéressés à ma peinture. Quand j'ai changé de prison, parce que j'ai fait le tour de France des prisons, mes toiles sortaient, elles étaient exposées à l'extérieur.

J'ai fini par sortir. Je n'ai plus commis de délits, mais j'ai fait l'erreur, la bêtise, la stupidité, de renouer des relations téléphoniques avec certaines personnes du milieu du grand banditisme qui avaient été mes commensaux. Et en même temps de vivre une vie familiale et artistique. En fait, j'avais le cul entre deux chaises, et patatras, je suis tombé ! On m'a condamné de nouveau. Ce qui m'a fait dire quelque part dans mes carnets, que je remercie la prison, je remercie les juges qui m'ont condamné, je remercie les flics qui m'ont arrêté… parce que j'ai fini par me mettre du plomb dans la tête, à force de souffrir en prison, d'être malheureux… Et de me dire que j'étais responsable de tout ce gâchis. Parce que celui qui est en prison souffre, certes, mais ceux qui souffrent réellement, ce sont ceux qui sont à l'extérieur, les épouses, les enfants. Par exemple, avec mes petits : aucun de mes enfants n'aurait pu faire l'Ecole navale s'il en avait eu envie ; ou l'Ecole des Commissaires de Police ! C'est injuste pour eux. D'ailleurs, la loi est mal faite, parce que…
 
                J. S-R. : Les parents boivent, les enfants trinquent !
 
            F.T. : Voilà ! Ma douleur venait de là, et non pas de ce que je souffrais en prison, parce que je le méritais. J'avais compris qu'il avait fallu que j'en passe par là pour devenir "autre". C'est pourquoi, à travers les tableaux que vous voyez là, je cherche chaque fois à "être un enfant", en fait je cherche l'innocence !
 
J. S-R. : Justement, tous ces personnages qui nous entourent, ont tous la bouche ouverte, comme s'ils criaient : Que crient-ils ?
 
            F.T. : Certains appellent l'amour ; d'autres crient leur déception. Par exemple le marin de "La Boudeuse". "La Boudeuse" était un bateau, une goélette. Elle est connue de tous les marins. Mais elle ne naviguera plus.
            Par ailleurs, j'ai une grande admiration pour le théâtre. J'en ai fait. A ma sortie, en 2000, je faisais partie de la Compagnie de la Pie rouge. J'ai joué avec des enfants et avec des adultes. Mes tableaux sont souvent construits comme des scènes de théâtre. Et puis, je parlais d'innocence : ce petit peintre qui est probablement moi, mais que j'ai rajeuni, est innocent. Il peint des personnages qu'il a rencontrés peut-être dans le métro ou sur quelque marché, et qui sont parfois inquiétants.
            Ceux qui ferment la bouche –ils sont rares-, sont tristes, généralement.
 
                J. S-R. : Je remarque aussi que tous ces groupes sont placés sur des fonds non signifiants. On peut donc dire qu'ils sont complètement atemporels ?
 
            F.T. : Oui. Pour moi, le fond n'est là que pour mettre en valeur les personnages. Ce qu'ils veulent dire ou ne pas dire. Par contre, le fond ne doit pas être pour moi un motif de décoration. Il doit s'effacer devant mes personnages, devant leur attitude. En fait, il a très peu d'importance. D'ailleurs, mes fonds sont très peu travaillés.
 
                J. S-R. : Mais les rares fois où le fond prend un sens, ce sont des personnages, dont beaucoup sont réduits à des têtes, comme si, eux, étaient les spectateurs qui serait en off. Qui seraient, par exemple, en train de nous regarder ?
 
            F.T. : Oui, ils nous regardent. Mais, en même temps, ils sont les spectateurs de ce théâtre. L'un des personnages est "la Montreuse de marionnettes". Et eux, sont les spectateurs. D'où sortent-ils ? Ils sortent de mes carnets. C'est la raison pour laquelle ces petits personnages, souvent, n'ont pas de corps. Et ce qui prime, pour moi, c'est la tête. L'expression de la tête. Ce qu'ils veulent dire. Il faut qu'ils disent quelque chose avec leur tête. Même si c'est très sommaire comme dessin

Pourquoi sortent-ils de mes carnets ? Simplement, j'ai décidé de détruire mes carnets parce que j'ai eu une expérience très déplaisante avec un éditeur. Et puis, personne ne voyait ces carnets. Parce qu'on ne peut généralement pas les montrer. Lorsqu'on les montre, on les met sous vitre, donc personne ne peut tourner les pages ! Les gens sont frustrés, et moi aussi, parce qu'on ne les voit pas.
            A partir de là, je me suis dit : "Cela va être la transhumance ! Les carnets vont sortir de la bergerie comme les moutons. Ils vont monter sur les étoiles, et ils vont être accrochés aux cimaises, c'est-à-dire qu'ils vont grimper en haut de la montagne au moment de l'estive".
 
                J. S-R. : Mais, ce faisant, ils sont passés du noir à la couleur ?
 
            F.T. : Oui. Parce qu'ils prennent de l'altitude, ils ne sont plus enfermés dans un tiroir, il faut donc qu'ils vivent. On me dit souvent que je suis un bon coloriste, et je vais vous dire que, pour moi, les couleurs sont primordiales. Je pense que la couleur est le sourire de l'esprit de l'être humain. Autant la musique est la palpitation de l'âme humaine, de l'esprit humain, autant la couleur est importante. Et peinture et musique sont indissociables

J. S-R. : Vous avez plusieurs façons d'exprimer ce que vous voulez dire sur votre tableau : les uns sont pratiquement en deux dimensions ; pour d'autres la mini troisième dimension vient uniquement de la matière dont est chargé votre pinceau. Pour d'autres, vous êtes carrément en trois dimensions, soit que vous ayez, en collant comme vous l'avez dit du coton, du papier, du jute, du bois, etc. et dans ce cas nous sommes vraiment sur des sculptures peintes. D'autres fois, vous ajoutez un morceau important qui peut parvenir directement d'une trouvaille extérieure, comme un morceau de bois sur lequel vous écrivez une phrase. Comment décidez-vous, et en fait le décidez-vous ou cela vient-il spontanément, que vous allez réaliser une peinture en deux, en trois dimensions, ou carrément plate ?  
 
            F.T. : Je vais vous mettre à l'aise, je ne dessine rien du tout. C'est la peinture qui décide pour moi. Moi, je ne suis que le servant, le serviteur de la peinture. Je ne suis pas un savant ; je ne suis pas un génial peintre qui décrète qu'il va faire ceci ou cela. D'abord, j'ai peur de la toile blanche, elle me paralyse. Généralement, je la barbouille avec des restes de peinture. D'ores et déjà, ce n'est plus une toile blanche. A partir de ce moment, je mets la musique et se déclenche alors un processus que je ne comprends pas. Vous m'avez parlé tout à l'heure d'une artiste qui peignait toujours un petit personnage derrière son personnage principal, eh bien, souvent, autrefois surtout, j'avais l'impression que c'était quelqu'un d'autre qui peignait à ma place, et je me demandais qui il pouvait être ? Mais j'étais heureux. J'avais l'impression d'un ami, d'un bon génie qui était là ! J'ai compris, finalement, que c'était la peinture qui me faisait entrer dans son monde d'humilité. Moi qui étais une grosse grenouille bouffie de vanité quand j'étais un truand, je suis devenu très humble. Je ne sais pas si je suis peintre, mais je sais que je suis heureux de faire de la peinture, de faire ce que je fais. A Sainte-Anne, quand j'entendais des gens s'exclamer et que je les voyais sortir avec le sourire, je me disais que c'était là ma rétribution. Je ne veux pas devenir riche. Je ne veux pas être une gloire de la peinture. Je veux juste conserver cette chose qui me transforme ! A 73 ans, il m'arrive de danser devant la toile. Je m'explose, je m'éclate. Je n'essaie surtout pas de tromper mon visiteur. D'ailleurs, cela se verrait, se sentirait. L'authenticité est incontrôlable, c'est quelque chose qui ne m'appartient pas, et je remercie la peinture. Je lui dis : "Madame la Peinture, merci de me donner tant de bonheur, tant de joie !" Car c'est une joie profonde de peindre .
            Un autre bonheur, c'est de faire partager ma joie aux autres. Je m'interdis donc toute tricherie ! Je vais voir des expositions. Parfois, je me retrouve devant une toile toute noire, ou toute blanche, bleue… avec juste une petite trace ! Cela m'enrichit, moi qui fais tout autre chose ! Car c'est l'âme du peintre, son esprit qui prend cela. Et qui le redonne dans son œuvre. Et cela, forcément, n'appartient à personne. Seule, la peinture peut me donner cette joie, cette force. S'il m'arrive de perdre cette modestie, de me prendre pour un peintre célèbre, je peux vous affirmer que je fais une merde ! Que je m'empresse de découper en me criant dessus !
 
J. S-R. : Pour continuer sur le thème des matériaux : la plupart du temps, le visiteur ignore ce que vous avez utilisé pour les sous-couches, il sait simplement que vous avez créé des épaisseurs en relief. Mais sur certaines toiles, comme celle que vous avez appelée "Porca miseria", vous avez de toute évidence, voulu laisser la trace de la toile de jute. Pourquoi était-ce important de laisser cette trace ?  
 
            F.T. : Parce qu'il est important que ce visiteur sache avec quoi je travaille. Non pas pour dire que je suis capable de faire ci ou ça, mais pour dire que la conception est différente d'un personnage à l'autre, donc pour différencier les personnages. Certains sont faits avec ce que j'appelle de la "peau de peinture", c'est-à-dire que j'utilise la peinture restant sur les assiettes en papier qui me servent de palettes

J. S-R. : En fait, vous décollez de la peinture qui a déjà séché, et comme elle est sur une assiette en carton, celui-ci se déchire et c'est avec lui que vous allez coller vos passages sur la toile ?
 
F.T. : Oui. Certains personnages sont constitués ainsi. Et on le voit bien. Pour d'autres personnages, j'utilise du carton, du sable ou carrément la toile de jute. Pour moi, il est important que ces personnages soient différents –comme les êtres humains, d'ailleurs-. Pour moi, même si j'ai une démarche intellectuelle comme vous avez pu le constater à travers notre discussion, l'intellect est détrôné. La peinture, c'est autre chose. Quelque chose de vivant. Je n'ai pas une peinture de pensée, j'ai une peinture qui sort spontanément de ma souffrance, de mes expériences, malheureuses ou heureuses ; de nos rencontres, etc. Quand l'intellect est ainsi détrôné, il me rapproche du Tout. Le Tout étant pour moi la pénétration de l'être humain, la compréhension, le rapprochement. J'ai appris à regarder l'Autre. A partir de là, je me suis aperçus que l'Autre était un individu. "Individu" est un mot qui est méprisé, maintenant. On dit : "Tel individu a commis tel crime !". En fait, "individu" vient du latin "individis" qui signifie "unique". A partir du moment où l'on regarde l'Autre et que l'on sait qu'il est unique, on entre dans un autre monde, et ce monde-là s'appelle l'humanisme. Et la peinture fait d'un être humain, un humaniste.  
 
                J. S-R. : Revenons à vos personnages : La plupart, comme nous l'avons évoqué tout à l'heure, sont donc de face, le plus de profil étant ce peintre dont vous avez dit que c'était un autoportrait. Les autres me donnent l'impression qu'ils me regardent, moi qui les regarde. Donc, de regardeuse, je deviens regardée. Mais ce peintre est complètement dans "son" sujet. Il ne s'occupe pas de moi !
            F.T. : Lui, il est rentré dans son monde qui est la peinture. Je crois que la peinture le rajeunit, le ramène au moment où il était pur, où il courait pieds nus dans l'herbe de la ferme de son grand-père. Au moment où il redevient un enfant. Il n'y a plus de malice, plus de méchanceté, il ne ment pas, ne fait pas de mal aux autres. Mais, en même temps, il peint ce qui l'a fait souffrir. Cette société où les gens ne sont pas gentils, où ils se regardent méchamment, où ils s'épient… Et puis, il y a les faibles, ceux qui ont peur, qui ferment les yeux. Il "raconte" tout cela, et cela lui fait du bien (d'ailleurs, je l'ai appelé "Le petit peintre bleu"). Le bleu est ma couleur épouse, les autres couleurs sont mes maîtresses. J'adore le bleu qui est froid, certes, mais qui me donne l'impression que je parviens à les rendre un peu chauds ?

J. S-R. : J'allais y venir, parce qu'il faut que nous voyions ce que vous "dites" sur les autres tableaux. En fait, je ne suis pas sûre que la question se pose en terme de "Ce bleu est-il ou n'est-il pas chaud" ? Elle se pose en terme tel qu'il fait vraiment ressortir le centre du tableau, c'est-à-dire les personnages. Car ce sont vos personnages qui sont colorés. Vos fonds sont monochromes. Si ce bleu fait bien ressortir les personnages, c'est qu'il est chaleureux, mais je ne pense pas que ce soit cette idée qu'il faille avoir en tête. Tout simplement, pourquoi avons-nous l'impression que vos personnages placés au centre, viennent vers nous ? Parce que ce bleu est monochrome.
 
            F.T. : Sur un tableau où vous ne voyez pas de bleu, si vous grattez, vous le trouvez ! Pour moi, il est important de mettre du bleu. Je ne sais pas pourquoi, mais c'est ma couleur primordiale. J'aime beaucoup le rouge, mais il me fait peur, parce que je crains de l'utiliser dans un mauvais sens. C'est une couleur d'amour, une couleur chaude, mais si j'écoute du Wagner, le rouge me fait peur, parce que c'est un déchaînement de violence, de force. Il est possible que ce soit parce que le rouge me ramène à mes antécédents ?
 
                J. S-R. : Sur un autre de vos tableaux, l'attitude de vos personnages laisse penser qu'ils sont dans une exposition en train de regarder des tableaux ? Ou alors, il peut s'agir d'une table dont l'absence de perspective donne à penser qu'elle est verticale, alors qu'il faudrait la voir horizontale. Les personnages sont autour, mais ceux qui sont devant ne regardent pas la table : d'où l'impression soit qu'ils se tournent le dos, soit qu'ils font une ronde ?
 
            F.T. : Soit ils se regardent, soit ils me regardent ! J'ai intitulé ce tableau "Sarabande de marionnettes, sous le regard des petits Patapons". Ce qui ne veut absolument rien dire ! Ces personnages sont les "gardiens des écrits". Chaque écrit est surmonté d'une espèce d'abstraction lyrique linéaire. Là, tout simplement, je me lâche. Ce tableau n'est pas explicatif des écrits qui sont là.
 
                J. S-R. : Je crois que nous ferons une rubrique sur ce que vous "dites" avec tous ces écrits qui sont dans vos tableaux ? Après avoir vu ce que vous peignez !

F.T. : Dans une série plus ancienne, ou je n'ai fait jouer que les formes et les couleurs, j'ai été influencé par la Butte aux Cailles. Pourquoi ? Parce qu'à cette époque-là j'y allais souvent, et cela me donnait envie de travailler des superpositions de couleurs. C'est peut-être aussi ma bibliothèque personnelle intérieure sur le travail des peintres de Montmartre et de Montparnasse ? Peut-être !
 
                J. S-R. : Plusieurs de vos œuvres où des personnages semblent danser, jouer de la musique, pourraient être rattachées à "Sarabande…"…
 
            F.T. : Cela, c'est une manifestation qui a lieu à Rouen, les jeudis. Il y a des orchestres, des gens vont danser dans les quartiers de la ville.
 
                J. S-R. : Toujours avec l'idée de sarabande, mais vraisemblablement sur une scène, est-ce que ce sont des Polichinelles ? Des Arlequins ?
 
            F.T. : Cette fois, il s'agit du cirque. De chaque côté, des clowns, l'un peut-être l'Auguste, l'autre le Clown blanc ? Au centre, une gitane joue du tambourin. En tout, ils sont cinq sur la scène, et cela nous ramène aux chiffres impairs
 
J. S-R. : Ailleurs, vous avez peint des musiciens. Ce qui est étrange, c'est que le musicien central est probablement un mulâtre, vu la couleur de sa peau, mais il est entouré de personnages entièrement blancs. Pourquoi ce contraste ?
 
            F.T. : D'abord pour jouer, justement, sur le contraste entre ces êtres un peu blanchâtres que l'on voit dans le métro –parce que cette scène se passe dans le métro-. Comme ils vivent dans le métro, ils ont des peaux cadavériques, et ce sont des blancs. Donc, ils ne sont pas très sains. Et puis, ils sont pratiquement aveugles : ils n'ont pas besoin d'yeux, puisqu'ils ne se regardent pas en face dans le métro. Personne ne s'y regarde, par peur du défi.
 
                J. S-R. : Une de vos toiles que je trouve particulièrement belle –et je fais remarquer que je n'ai pas dit "jolie", j'ai dit qu'elle était "belle" !- est celle qui est hautement verticale, sur laquelle vous avez placé votre profession de foi,"Art'Dêche", et à l'intérieur d'un cadre rouge (vous parliez tout à l'heure de votre peur du rouge, et cependant ces gens-là sont enfermés dans un cadre rouge), sur fond noir, vous avez fait deux parties bien distinctes, l'une qui pourrait être "historique" dont vous m'avez dit que c'était une nativité ; et une autre où existerait la vie. La première n'étant pratiquement pas colorée, alors que l'autre est vraiment polychrome. 
 
            F.T. : Les trois personnages représenteraient la Sainte Famille, et les trois personnages au-dessous seraient les trois Mages. Mais ces trois Mages sont faits en "peau de peinture". C'est à la fois historique, mais ont-ils réellement existé ? Même question pour la Sainte Famille ? C'est la raison pour laquelle ils n'ont pas de consistance. Ils ont des contours. D'ailleurs, Joseph est un autoportrait.  


J. S-R. : C'est évident !
 
            F.T. : Je suis venu par dérision à ce thème ; parce que, comme je n'ai pas été un bon père, je me suis demandé si mes enfants n'avaient pas été faits par l'Esprit saint ? C'est de l'ironie envers moi-même.
 
                J. S-R. : Mais, dans ce cas, c'est vraiment de l'humour noir !
 
            F.T. : Oui. Mais lorsque l'on n'est pas fier de ce que l'on a fait ou de ce que l'on a été, quelquefois on s'auto-flagelle ! Ce n'est pas une bonne solution, je vous l'assure, mais néanmoins pour ne pas se prendre au sérieux, c'est bien. J'ai un amour immodéré pour l'Art yiddish, parce que ce sont des gens qui ont souffert et qui ont su se moquer de leurs souffrances. Et c'est ce qui grandit l'Homme. Le pire pour un homme, est de se prendre au sérieux. Et surtout, le pire, c'est de n'être qu'une petite grenouille et de devenir aussi gros qu'un bœuf !
 
                J. S-R. : Parlez-nous de vos carnets.
            F.T. : L'un d'eux m'a servi à créer la fresque du musée Singer-Polignac. Il y a des dessins, des témoignages, et aussi ce que je pense. Ils illustrent bien le fait que "je sens en moi une puissance créatrice qui ne m'appartient pas. Heureux, je me laisse porter par elle". "De mes tripes, de mon cœur, de ma chair, j'arracherai l'or de mes pensées". La recherche de l'innocence, toujours.
 
                J. S-R. : Mais je pense qu'une chose ressort de tous vos tableaux, c'est la tendresse.


F.T. : Oui. Parce que je crois de plus en plus que la peinture m'aime. Qu'elle a décidé de faire de moi son serviteur. Je l'ai accepté. Et elle sait que je ne cherche pas à la dominer. D'ailleurs, j'en serais incapable, parce que je n'ai pas les acquis techniques et que je n'en veux pas.
            Par contre, de plus en plus, j'essaie de peindre avec douceur, même si ma gestuelle est forte. Cela, je ne peux pas le changer. Mais elle n'est pas animée par la violence. Ni par le dédain… C'est en effet la tendresse qui m'anime.
 
                J. S-R. : C'est ce que vous dites avec la phrase murale qui est devant nous : "Lorsque je peins, plus de bruit ni de fureur, ma main n'est animée que par la tendresse". Ce qui corrobore tout ce que nous venons de dire !
Enfin, je voudrais que nous évoquions ces petits tableaux que vous avez mis sur vos murs, qui sont donc là définitivement. Et, alors que nous ne trouvons d'érotisme sur aucun de vos tableaux, sur ces tableautins, il y en a vraiment beaucoup !
 
F.T. : Oui. Parce que ce sont mes travaux du matin. Pas tous les jours, puisque je ne suis pas maître de ma peinture, mais je me fixe une discipline : le matin –et je suis très matinal- je suis très lucide. Je me laisse donc porter par mes émotions, et la pudeur (qui n'est pas de la fausse pudeur, je suis naturellement pudique), fait que je suis plus apte le matin à l'acte sexuel, à la relation de l'homme et de la femme, ou autres, ce qui fait partie de la liberté de chacun. De sorte que je fais l'apologie de Lesbos. Puisque j'ai prononcé le mot "liberté", à ce moment-là, c'est l'heure de ma liberté. Je me libère complètement. Je n'ai pas de faiblesses, je suis libéré.

Par ailleurs, j'ai "une censure" : Anne m'interdit, et elle a raison, toute vulgarité. Dans les carnets, elle autorise dans la mesure où on ne les voit pas. C'est notre vieille mentalité judéo-chrétienne ! Cela fait vingt-deux siècles que nous la subissons. On m'avait proposé, dans un village, de créer une immense toile, et de faire une vache. Au lieu d'en faire une seule, j'en ai fait toute une série, les unes en position d'accouplement, d'autres dans d'autres situations. Mais évidemment, cela ne leur a pas plu !
 
                J. S-R. : J'hésitais entre le fait que ce soit, simplement, de l'humour, ou peut-être effectivement, de la pudeur. Parce qu'elles sont toutes féminines, mais elles ont toutes un pis. Et je trouvais que, vraiment, vous n'aviez pas fait dans la dentelle !
 
            F.T. : Souvent, lorsque je prends ma liberté, par exemple lorsque je peins un "monsieur" qui a dit qu'il ne fallait pas mettre de préservatifs, dans un pays africain, ou l'évêque d'Orléans qui a dit la même chose, je leur ai mis un sexe dans la tête ! C'est aussi un peu pour parler de la pédophilie chez ces messieurs qui feraient bien de se marier pour embêter un peu moins les autres ! Mais la plupart du temps, je fais cette critique de notre société dans mes carnets. J'essaie de ne pas la faire dans mes tableaux. Parce que j'estime que la peinture ne doit pas se poser en censeur. Sinon, le peintre devient très vite un ayatollah !
 
                J. S-R. : En ce sens, pensez-vous que votre peinture est une peinture militante ?
 
            F.T. : Oui. Je crois que nous, les artistes –et je ne veux insulter personne- nous ne sommes pas assez politiquement courageux. Quelquefois, même, nous sommes lâches. Nous devrions être plus investis auprès de tout ce qui intéresse l'être humain. En fait, nous devrions tous être des militants.

J. S-R. : Justement, nous n'allons pas terminer notre entretien, sans parler de ce qui est votre militantisme dans la vie "réelle".
 
F.T. : Oui. Mais je ne l'ai pas toujours été. Je le suis devenu. Au contact de gens qui ont vécu toute une vie de militantisme. Des gens qui sont des vrais saints. Qui se donnent du mal pour les autres. Qui militent à fond. Qui n'ont rien, et qui donnent ce qu'ils n'ont pas ! C'est formidable. Alors, s'occuper des Droits de l'Homme, c'est la moindre des choses. Amnesty International, c'est différent, et malheureusement tout le monde ne connaît pas cet organisme. Mais s'occuper de prisonniers qui n'ont rien fait et qui sont emprisonnés juste parce qu'ils ont des opinions, c'est magnifique ! Faire de la prison juste pour avoir crié le mot "Liberté" est le comble de l'horreur. Je pense donc que nous, artistes, devrions dénoncer cette horreur à travers nos travaux. Il faut dire ! Dénoncer la prostitution qui avilit les femmes qui y sont soumises. Dénoncer le fait que tous les jours, des gens meurent dans la rue. Parler des SDF, des sans-abri !
            Je dénie tout élitisme à l'art. L'art appartient à tous, il faut le donner à tous. Je remercie la vie, et surtout la peinture de m'avoir donné cette chance de pouvoir dire, de m'avoir appris à le dire. Et surtout de n'en tirer aucun profit. Aider bénévolement. Merci à la peinture de m'avoir appris l'humilité et le dépouillement.
            Le dépouillement, j'y arrive. Depuis "Art'Dêche", j'ai commencé à dépouiller de plus en plus ma peinture. J'ignore où je vais arriver. Mais c'est important, et je dois le transmettre aux autres. Et pour moi, c'est une richesse.
 
                J. S-R. : Vous avez évoqué aussi le fait que des jeunes adolescents viennent chez vous, et que vous les faites peindre et dessiner ?
 
F.T. : Oui. Quand j'avais encore une voiture, j'allais dans un IME. Maintenant, des groupes viennent ici. Et à la fin de l'année, nous faisons une exposition où ils sont mis en valeur. C'est important qu'ils puissent être reconnus. Et à partir du moment où ils se sentent reconnus, il y a un bienfait. C'est cela, l'Art-thérapie.
 Ma technique, c'est d'abord de créer avec eux un lien affectif. Je leur demande de ne pas être violents, de faire autre chose. De s'élever à travers l'art. De changer leurs habitudes, leurs comportements, leurs amis. Outre leur donner l'amour de la peinture, l'amour de l'art. La peinture est un acte d'amour. Même sexuel ! C'est une vraie jouissance intestine, intérieure. Physique, lorsque la peau touche la peinture. Les pores sentent le soyeux de la peinture, et lorsque l'on frotte la peinture sur la toile, c'est une caresse. Si vous caressez les couleurs, la toile réagit comme une jeune épousée, elle devient radieuse, elle devient belle. Kandinsky avait raison, la peinture est une puissance, c'est une élévation de l''esprit.

C'est pourquoi je préconise des ateliers de toutes les formes d'arts, dans les prisons. Ce n'est pas en laissant les prisonniers seuls et inactifs qu'ils vont être changés. Ni même en ouvrant des salles de karaté ou de boxe qui ne leur apprennent que la violence, à devenir costauds et taper sur les autres. Ce sont ces mentalités qu'il faut changer. Mais nous aussi, nous devons comprendre que nous vivons en société et que nous devons être sociables. Savoir que, quelquefois, l'amitié sauve de la solitude.
 
                J. S-R. : Et, pour terminer, la question que je pose à tous les artistes : y a-t-il des thèmes que vous auriez aimé traiter et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?
 
            F.T. : Je pense que je vais m'orienter par nécessité matérielle, et par goût vers la sculpture. Autrement dit, l'an prochain, je pense que j'aurai déjà réalisé un bon nombre de sculptures. Et puis, je veux travailler le bois parce que c'est un matériau vivant. C'est comme la peinture, cela parle à la main, à l'être humain. Il y a une chaleur dans le bois qui nous rappelle l'homme. Et puis, j'ai une admiration sans bornes pour les arbres qui, pour moi, sont les plus grands philosophes de la terre, parce qu'ils sont silencieux. De la fenêtre de ma cellule, je voyais un arbre dont j'étais amoureux. Je l'ai vu fleurir, j'ai vu les feuilles tomber… J'ai compris la vie. Je vis mes printemps, je vis mes automnes : au printemps je refleurirai !
 



Anne, François et Jeanine



* UN AUTRE

* DE LA TAULE À LA TOILE
DOCUMENTAIRE DE BÉATRICE RABELLE, FRANÇAIS, 2007-26’.
AVEC FRANÇOIS TORTOSA.

 Considéré comme l’un des acteurs clés du grand banditisme international, François Tortosa a passé 22 ans en prison, à Marseille, Clairveaux, Caen, ou Val de Reuil. Mais c’est à la prison de la Santé qu’il découvrira la peinture. Cantonné dans les quartiers de Haute sécurité, il échafaude un plan pour s’évader. Pour endormir la méfiance de ses gardiens, il demande à peindre dans sa cellule. Sauf que la peinture l’a happé, l’a apaisé, et qu’il n’a plus jamais cherché à s’évader ! Depuis sa sortie, en 2000, il se consacre à sa passion. Ses oeuvres colorées et expressives sont à classer dans l’art brut. Au delà de la peinture, François Tortosa donne aussi bénévolement de son temps à plusieurs associations. il pourrait être le fils de Jean Valjean. Il a beaucoup pris, et donne aujourd’hui sans compter. « j’étais probablement un barbare, je suis aujourd’hui un être humain, la peinture m’a libéré » dit il… hymne d’espoir humain et de fraternité dans le noir de notre monde « en loques ».


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